La drôle de guerre
On ne se donnera pas la peine ici d’insister sur un talent de narrateur attesté par l’impressionnante liste de productions à succès d’Arthur Conte qu’on qualifierait volontiers de prolifique, si ce terme ne revêtait pas un sens souvent méprisant. Dans la ligne de C’était la IVe République que nous avons eu le plaisir d’analyser voici peu, nous avons affaire à une histoire, non pas romancée, mais disons plutôt « descriptive », où l’événement politique ou guerrier est restitué de façon vivante, éclairé par le comportement des protagonistes, et en même temps placé dans son contexte parlementaire, économique, social, artistique, mondain… C’est ainsi par exemple qu’en « ce bel été 1939, non moins enchanteur que celui de 1914 », le lecteur assiste à la signature du pacte germano-soviétique comme s’il y était.
Ce faisant, ledit lecteur commence à parcourir une délectable galerie de portraits, pleins de finesse et d’humour toujours, d’indulgence ou de férocité parfois, galerie où nous situons personnellement l’apport le plus original du livre. Voici Hitler, à tout seigneur tout honneur, « pauvre fils des pavés » révélé par la guerre, volant durant toute cette période d’intuitions géniales en succès éclatants ; Staline, complice provisoire, « tsar moujik… aux yeux jaunes de tigre ». Du côté occidental, des personnalités moins flamboyantes, c’est le moins qu’on puisse dire. Chez nos alliés, Chamberlain « petite tête à visage ahuri de héron noir qui a perdu son bec ». Chez nous, en place de Clemenceau ou de Foch, Gamelin, suffisamment massacré pour que nous lui épargnions le coup de grâce, face à des gaillards comme Manstein ; Giraudoux « gentilhomme exquis des lettres » face à Goebbels. Ainsi défilent des personnages qu’attend dans peu d’années un destin bien varié, de Mussolini à de Gaulle en passant par Darnand, plus une foule d’autres que la mémoire a plus ou moins retenus. Enfin, Daladier et Reynaud ; évitant l’hallali, Arthur Conte les présente l’un comme l’autre de façon mesurée, mettant en avant leurs indéniables qualités et ne s’appesantissant pas trop sur leurs évidentes faiblesses, ne fût-ce que l’envahissement des égéries.
L’auteur, familier des médias, a pillé — et ne s’en cache pas — les collections des journaux de l’époque, jusqu’à L’Indépendant des Pyrénées-Orientales qu’on suppose cher à son cœur. Le style un peu accrocheur (« l’énorme fauve prêt à bondir ») s’en ressent, avec cette tournure en cascade. courante chez lui (« et la pétarade de s’accentuer, et les blessés de gémir… ») et des reportages quelquefois désopilants (la musique moscovite « exécutant sans fausse note le Horst Wessel Lied », la tournée de Summer Welles accompagné de son « inséparable valet de chambre », ou encore ce quasi-conseil de cabinet présidé par Hélène de Portes), le tout alternant avec des raccourcis menés tambour battant et quelques à-peu-près, citant « Mgr Tito » comme président slovaque. La drôle de guerre est exposée en quarante-sept courts chapitres relatant les péripéties de ces quelque dix-huit mois qui virent à la fois sur le front français un engourdissement, et à l’extérieur un bouillonnement d’épisodes se déroulant à vive allure : dépeçage de la Pologne accompli à 50 kilomètres par jour, héroïque défense finlandaise sublimée par la blondeur des Lottas, invasion de la Norvège et coupure bien précaire de la route du fer, guerre sur mer illustrée par la fin chevaleresque du Graf Spee, et aussi les démarches d’intermédiaires plus ou moins mandatés, les intrigues romaines, les manœuvres de Roosevelt…
Le dossier est difficilement défendable, encore qu’il faille sans doute opérer le tri entre l’essentiel et l’accessoire. Pendant la Grande Guerre, il y eut aussi certains chefs insuffisants et des planqués en uniforme de fantaisie paradant dans les bars chics de la capitale ; le bourrage de crâne fonctionnait ; le diable au corps rôdait et les débats parlementaires s’enlisaient à l’occasion dans des sujets futiles. L’excellent chapitre XVI analyse les atouts (il y en eut, et la conception de la manœuvre « Dyle » n’était pas absurde) et les grosses lacunes de notre appareil militaire de 1939. Des éléments majeurs semblent plus que d’autres annoncer la catastrophe : d’une part, en stratégie, « la folie d’une politique extérieure d’alliance avec des peuples lointains conduite parallèlement avec une politique militaire purement défensive », d’autre part, ceci allant de pair avec cela, la lassitude d’une république vieillissante et d’un peuple saigné à blanc vingt ans auparavant, face à une ambition dévorante et à la soif de revanche. Tout en résulte : les hésitations des politiques, la timidité envers les techniques modernes, l’ennui des mobilisés ne suscitant pas de troubles graves mais ayant rejoint sans enthousiasme et n’ayant pas connu d’emblée le réveil d’un miracle de la Marne.
La cause était donc entendue dès le départ. Il serait vain d’invoquer tel ou tel motif particulier pour expliquer la défaite, comme les commentateurs sportifs ont tendance à situer l’origine d’un revers par l’état du gazon ou la partialité de l’arbitre. Arthur Conte s’abstient de le faire et a raison de se contenter de tracer le tableau, touche par touche. Même un lecteur ignorant tout du dénouement pourrait pronostiquer en gros les conséquences de l’ordre du Führer diffusé le 9 mai 1940 à 21 h 30. ♦