Souvenirs d’une bataille perdue (1939-1940)
On ne saurait trouver meilleure illustration de La drôle de guerre d’Arthur Conte que ce témoignage alerte et sympathique publié voici quelques années. Jacques Riboud n’est pas à confondre avec un brave soldat Chveik. Ingénieur des Mines, il rejoint comme lieutenant, au cours de cette morne mobilisation de 1939 « sans chant ni fleurs », le Ve groupe du 237e régiment d’artillerie lourde hippomobile et remplit sa mission avec sérieux, tout en gardant les yeux ouverts et en accompagnant le récit des événements (ou des non-événements) quotidiens de réflexions de tous ordres.
Il fait revivre cette unité où le cheval, plus que les pieds, est l’objet des plus grands soins, la troupe composée de Bourguignons « lents, placides, infatigables » et de Parisiens rouspéteurs, et la petite équipe du PC où s’instaure vite la camaraderie. On y trouve le prêtre qui « gardait l’onction sacerdotale sous l’uniforme », le normalien hâbleur, le notaire discret, le propriétaire terrien réactionnaire… aux ordres du pittoresque chef d’escadron Charrière, « ancien de 14 », képi en arrière, nostalgique des « volants » tenant la motorisation pour un modernisme corrupteur et détestant tout à la fois les « cochons » de Fritz et les « stupides » états-majors, sans oublier l’intendance ; bref, la baderne accomplie, mais tellement direct, sincère et près de ses subordonnés qu’il est populaire d’emblée. La ligne Maginot, les villages d’Alsace, la vie à l’observatoire, les rigolades de popote, le bridge du commandant, les tuyaux du cuistot qui est le mieux informé du régiment… et les efforts pour ne pas laisser les gens s’encroûter.
Cependant, Riboud réfléchit, compare le matériel qu’il sert à celui de Charles VIII faisant campagne en Italie sans voir beaucoup de différence, et se lance intérieurement dans un petit concours Lépine des diverses améliorations techniques nécessaires pour éviter ce qu’il pressent comme un combat « avec un sabre de bois contre un adversaire bien armé ». Il commence alors en particulier à concevoir un canon protégé, tous azimuts et à toutes fins, le MAR (Mobile Armoured Revolving) qu’il aura l’occasion d’expérimenter aux États-Unis et au Canada en 1943, après des tribulations sur lesquelles nous ne nous attarderons pas ici, malgré l’intérêt présenté, et qui prennent place dans la quatrième et dernière partie.
En effet, l’ouvrage dépasse la stricte période de la drôle de guerre et traite de « la bataille perdue » (sur la Somme) et de « la retraite », celle-ci se terminant dans un village du Poitou où l’armistice met fin à l’odyssée de ces artilleurs. Belle réhabilitation des combattants de ce printemps 1940. Certes, l’impression d’impuissance s’impose rapidement face aux Panzer qui « se promènent en toute immunité », la notion de front vole en éclats, la totale maîtrise de l’air appartient à l’ennemi ; mais la brève défense est courageuse, déterminée. Il faut ensuite reculer sur des centaines de kilomètres dans un « fantastique brassage » au milieu des convois civils, perdre peu à peu les matériels. Dans ce désastre absolu, la discipline et la cohésion de l’unité sont maintenues. Charrière mène imperturbablement son groupe en faisant un peu penser au colonel du Pont de la rivière Kwaï. Riboud ne cache pas la détresse ni l’épuisement de tous et décrit mille épisodes dramatiques, burlesques, attendrissants, parfois les trois à la fois. Il conteste avec humeur les accusations de « fuite désordonnée » de la part d’auteurs faisant leur miel après coup d’« un fatras de témoignages » discutables, mais muets sur les batailles où périrent, « sans même avoir l’espoir de vaincre », tant de soldats de chez nous. Selon lui, ce sont justement cet esprit de corps et la persistance du sentiment du devoir qui ont évité une débandade générale et paradoxalemnt permis à la Wehrmacht de capturer un si grand nombre de prisonniers.
Pas une plainte, pas une manifestation de « mauvais esprit » devant l’adversité subie avec réalisme et dignité. ♦