La guerre au XXIe siècle
Laurent Murawiec est analyste à la Rand Corporation. Jusque dans un passé récent, ce spécialiste reconnu des questions militaires et géostratégiques a exercé des fonctions de consultant auprès du ministère français de la Défense. Il nous livre ici une étude approfondie sur les nouvelles donnes qui vont modifier la nature des conflits au XXIe siècle. L’auteur prend d’abord en compte les paramètres géopolitiques. Sur ce sujet, l’événement majeur concerne le vide à combler du fait de la « déliquescence russe ». Les Russes qui consommaient les hommes, l’air, l’eau et toutes les ressources de la Terre comme si l’offre en avait été infinie ont laissé en héritage une incroyable pollution, atomique, chimique et industrielle, sans parler de la pollution morale.
La Russie s’est non seulement effondrée sous le poids de sa décrépitude, mais également sous la pression des nationalismes et des intérêts mafieux. La décomposition du régime a créé « un bouillon de culture virale et microbienne intense, criminogène et, à terme, belligène, comme la Tchétchénie en a déjà fait l’épreuve ». Les effets déstabilisants ne touchent pas uniquement la Russie même. Ils concernent aussi le pourtour de l’ex-Union soviétique : nouveaux États nés dans le désordre, frontières incertaines, économies sous-développées, rivalités intestines à réactivation rapide, convoitises de puissances contiguës. Le milieu d’où naissent les conflits est ainsi constitué. Il repose sur une base fragile qui est caractérisée par les instabilités intérieures, ainsi que par la multiplicité et la confusion des intérêts extérieurs.
Laurent Murawiec dresse également un tableau inquiétant sur l’essor de la Chine, car le pays de Confucius est avide de revanches. Les terribles humiliations dont la première fut la guerre de l’Opium en 1830, et qui continuèrent jusqu’en 1949, ont infligé un traumatisme profond et durable. Stimulé par son redressement économique, l’ex-empire du Milieu veut retrouver le prestige de son passé, celui de l’une des plus vieilles civilisations du globe. « Fracassée par l’histoire », la Chine a dorénavant soif de respectabilité. Elle a récupéré Hong Kong et Macao, prétend réintégrer coûte que coûte Taïwan dans son giron, et affiche des ambitions sur l’archipel des Spratley et les îles Paracels en mer de Chine. De même qu’elle a longtemps prolongé la survie de « l’insane régime nord-coréen » pour mieux affaiblir la Corée du Sud, le pays le plus peuplé de la planète « jouera de la haine qui marque les relations nippo-coréennes » pour diviser les deux États. Selon l’auteur, elle se heurtera inévitablement à l’Inde, l’autre grande puissance asiatique qui est pratiquement son égale démographique, presque son égale territoriale, et « son supérieur en matière de démocratie, de technologie, de développement des classes moyennes ». Toutefois, les deux géants ne s’affronteront pas directement, mais se combattront par procuration. Cette donnée risque d’alimenter une dynamique de conflits indirects. Beaucoup de lecteurs reprocheront à Laurent Murawiec ses vues pessimistes sur la situation géopolitique du monde de demain. Quels que soient les jugements portés sur la première partie de l’ouvrage, force est de reconnaître que l’auteur a bien mis en lumière les risques majeurs susceptibles de perturber le nouvel ordre mondial.
La deuxième partie, beaucoup plus technique, est consacrée à la transformation du champ de bataille. L’éventail des capteurs qu’engendre la technologie actuelle permettra un « maillage implacable » des théâtres d’opérations. Celui-ci sera renforcé par les moyens spatiaux grâce à une pléthore de satellites qui assureront une couverture continue de toute la surface terrestre. Le combattant sera détectable partout où il se trouvera. Ce constat est bien résumé dans le terrible adage : « Et sache qu’en combattant, un œil noir te regarde ». Le champ de bataille du XXIe siècle sera aussi rempli de robots. À ce titre, les systèmes MEMS (systèmes micro-électromagnétiques) constituent les premières générations de moteurs miniatures de la taille d’un grain de poussière. Leur faible poids et leur coût peu élevé permettront de les utiliser en très grand nombre au-dessus d’une aire de combat. Ils pourront être lancés par missile ou par obus d’artillerie, et être largués à partir d’aéronefs. La technologie MEMS aura des applications militaires multiples : elle contribuera à rendre les armes et les munitions « intelligentes », à améliorer l’analyse des menaces et à fournir une aide précieuse à la reconnaissance IFF (ami-ennemi). La robotique de bataille a un avenir brillant. Elle mettra également en œuvre des petits robots légers et polyvalents qui pourront être implantés et se déplacer dans des endroits où la présence humaine est difficile. Ils pourront aussi être utilisés en milieu urbain pour recouper le renseignement venant d’autres sources.
Cette extraordinaire révolution technologique a surtout été entreprise aux États-Unis. Pour l’auteur, qui consacre sa dernière partie à « l’Amérique innovante », la puissance américaine tire sa force de sa capacité d’innovation. Les États-Unis sont une nation forte parce qu’ils « innovent plus et innovent mieux que les autres pays ». Pour démontrer son affirmation, Laurent Murawiec cite l’exemple des nombreuses fondations privées (les fameux think tanks) qui fournissent des études de fond sur différents sujets aux organismes gouvernementaux. Ce sont précisément ces études rédigées par des « élites » en provenance du monde entier qui permettent des (r)évolutions. Parmi celles-ci, il y a celle qui a touché l’armée. Après l’échec humiliant au Vietnam, la RMA (Revolution in Military Affairs) a permis de mettre au point des nouveaux concepts portant notamment sur la coopération des forces aériennes et terrestres (Airland battle), la nécessité de privilégier les armes de précision, le recours à des technologies de pointe favorisant les paramètres décisifs (mobilité, vitesse, furtivité), et la théorie de l’assault breaker qui consiste non seulement à s’attaquer au premier échelon des forces, mais aussi à détruire ses moyens logistiques de deuxième échelon. Érigés à la fin des années 70 et au début des années 80, les principes de la RMA ont été mis en application pendant la guerre du Golfe. Ils ont permis d’effacer l’affront subi au Vietnam.
Dans ce document futuriste, le message de l’auteur est clair : nous devons nous tenir prêts à faire la guerre du XXIe siècle, une guerre sous une autre forme, contre des ennemis différents et sur d’autres terrains. À l’évidence, elle sera plus complexe. Laurent Murawiec nous aide à en discerner les caractéristiques. C’est tout l’objet de ce livre passionnant qui mêle les considérations géopolitiques et techniques. ♦