Le désir de territoire Introduction à l’analyse géopolitique
Cette revue a déjà eu souvent l’occasion d’attirer l’attention de ses lecteurs sur les ouvrages toujours très enrichissants de François Thual, qui, outre ses fonctions de conseiller au Sénat, est actuellement directeur d’études au Collège interarmées de défense (CID) et chargé de cours à l’École pratique des hautes études (1). Voici un nouveau livre du même auteur, intitulé Le désir du territoire, qui nous paraît particulièrement éclairant pour la compréhension des conflits qui secouent actuellement ou menacent notre planète. Et cela d’autant plus que le complète l’Introduction à l’analyse géopolitique de Aymeric Chauprade, préfacé par le même François Thual, et imprégné de ses méthodes d’analyse.
Nos lecteurs connaissent le concept majeur qui les anime, à savoir que la plupart de ces « crises » sont de nature « identitaire », c’est-à-dire trouvent leur origine dans la peur « existentielle » d’un groupe humain, qui s’estime menacé dans sa survie, matérielle parfois, mais plus souvent culturelle, au vrai sens du mot « culture », c’est-à-dire concernant non seulement sa manière de vivre ensemble (civilisation), mais aussi et surtout sa vision spirituelle, même s’il ne pratique plus son « culte originel ». Le groupe en question entre alors en communion, nous pourrions dire en résonance, ce qui explique l’âpreté des conflits qui en résultent, et aussi la difficulté qui s’est souvent manifestée d’en comprendre les ressorts et par suite de les maîtriser. Dans son nouveau livre, François Thual introduit la notion de « dispositif », qui, nous explique-t-il, intègre les idées d’intention et d’action au sein d’une organisation structurée, et il en distingue trois : les « dispositifs territoriaux », les « dispositifs impériaux » et les « dispositifs (proprement) identitaires », au sens que nous venons de préciser.
Bien que notre auteur nous ait mis en garde, à juste titre, contre notre propension à l’« eurocentrisme », nous ne retiendrons ici que ses diagnostics concernant la crise européenne actuelle, c’est-à-dire celle des Balkans, alors qu’il explore aussi dans son nouveau livre, pour ne prendre que quelques exemples, les problèmes identitaires de l’Asie centrale, du Sahara ex-français, et même ceux du « panmongolisme ». À la crise des Balkans, François Thual consacre trois chapitres, correspondant aux trois visions que nous avons citées, qu’il a intitulés respectivement, annonçant ainsi ses conclusions, « Inutiles Balkans » (à propos des dispositifs « territoriaux »), « Tremplin vers la mer Noire » (à propos des dispositifs « impériaux »), et « La romanité orthodoxe » (à propos des dispositifs proprement « identitaires »). Il ne peut être question de résumer ces analyses ici, et nous nous bornerons donc à retenir quelques idées qui nous ont paru particulièrement éclairantes : importance (mais seulement latente) des Balkans pour le contrôle de la Méditerranée orientale ; hantise que l’autre s’y installe (entraînant une « rivalité mimétique ») ; perspective que la Russie y revienne (en s’appuyant sur un panslavisme et sur une panorthodoxie rénovés), ou encore que s’y renforce « l’axe germano-turco-américain », en direction du Proche-Orient et de la Caspienne (et par suite des réserves pétrolières qui s’y trouvent). Les analyses de l’auteur sont, elles aussi, éclairantes à propos de la crise tchétchène, lorsque dans un chapitre il traite des relations entre « Russes et musulmans ». Et tout cela est exprimé avec prudence et modestie, car François Thual nous a mis en garde contre une conception de la géopolitique en tant que théorie unificatrice des connaissances.
Cette modestie et cette prudence se retrouvent dans le livre d’Aymeric Chauprade, disciple de François Thual comme nous l’avons dit, puisqu’il se propose seulement d’être un manuel d’initiation à la géopolitique, une « boîte à outils » aurait dit notre maître l’amiral Castex ; mais qui se montre très performante lorsqu’il s’agit, par exemple, de comprendre la crise du Kosovo à partir de la « fonction géopolitique de la langue » et de celle « de la religion », et de se rappeler ses racines historiques, trop souvent méconnues. Il en est de même lorsqu’il convient de percevoir, à propos de la « guerre du Golfe » et du « grand jeu pétrolier dans la zone Caspienne », que « l’importance géopolitique du pétrole n’est pas la même pour tout le monde » ; sans tomber pour autant dans la hantise du « sang du pétrole », pour employer l’expression cruelle du général Gallois, notre ami. Il y a là, pensons-nous, un domaine de recherche qui mériterait d’être exploré en profondeur, compte tenu de la « globalisation » dont on parle tant, puisqu’elle est basée sur l’économie de marché. Par ailleurs, on peut penser que cette globalisation, en affaiblissant les structures étatiques, ne peut que renforcer les réflexes « identitaires », et par suite multiplier les « crises », ces situations paroxystiques dans lesquelles les gouvernants hésitent entre un compromis négocié et l’emploi de la force, alors que les médias sont, plus que jamais, à l’affût de leurs épisodes pitoyables, appelant ainsi des réactions « humanitaires ». Nos deux auteurs ne manqueront donc certainement pas de sujets pour affiner encore leur grille de lecture des relations internationales, déjà si éclairante. ♦
(1) En particulier dans Défense Nationale : Géopolitique de l’orthodoxie, avril 1994 ; Les conflits identitaires, septembre 1995 ; Méthodes de la géopolitique : apprendre à déchiffrer l’actualité, novembre 1996 ; Géopolitique de l’Amérique latine, février 1997 ; Géopolitique de la franc-maçonnerie, mai 1998 ; Le domaine de Byzance : territoires et identités de l’orthodoxie, janvier 1999.