Mitterrand et son armée 1990-1995
Le titre de ce gros ouvrage très documenté, accompagné de plus de cent pages de notes et de dix-sept annexes, est un peu trompeur. Photo de couverture à l’appui, il évoque, entre le « chef des armées » et les hommes en uniforme, un contact direct à la manière de l’Empereur venant pincer l’oreille du grognard. Or, seuls sont cités quelques titulaires de très hauts postes, notamment l’amiral Lanxade, « homme de confiance et allié de poids du président », qualifié ensuite bizarrement de « commandant en chef de l’EMA » (page 222). Un militaire, agressé périodiquement sur le thème des « gros bataillons », n’emploierait pas le qualificatif de « corpulent » pour dépeindre nos unités, et un officier d’état-major qui a pâli sur les « QP » n’affirmerait pas que « le contrôle parlementaire est quasiment inexistant ». Il s’agit donc plutôt ici, hors de tout témoignage interne, de politique militaire vue depuis le monde des cabinets (Louis Gautier fit partie de celui de Pierre Joxe) et les colonnes du célèbre quotidien qui sert (aurait dit Stendhal) de coran aux équipes de nos excellences.
Cette mise au point n’enlève rien à la validité ni à la précision du récit de ces dernières années du second mandat, coupées à mi-chemin par l’alternance. L’auteur insiste sur la prudence observée par le chef de l’État en politique extérieure : « Défaut d’acuité de vision… trahissant un certain désarroi face à une extraordinaire accélération de l’histoire » ? Mêmes hésitations, mêmes réticences dans le domaine strictement militaire, s’ajoutant sans doute au souci de ne pas heurter de front une institution qui, bien qu’apprivoisée par Hernu, avait montré en 1988 par la voix de ses hiérarques un manque d’affection caractérisé. La France rentre dans le rang de l’Otan dans une « attitude crispée » et accumule les « contorsions » pour concilier dogmes nationaux et doctrine alliée. Outre la bombe « qu’on ne peut désinventer », on conserve la conscription, même si elle cadre mal avec la réorientation vers les opérations extérieures dans lesquelles on se lance « corps et âme », au point de s’engager plus dans des « conflits de conviction » que dans des « conflits d’intérêts » et d’être « médiocrement payé en retour ». Devant « l’angoisse du vide », le président « préfère un certain attentisme… pour ne pas dégrader le niveau quantitatif des capacités militaires françaises » et garantir ainsi notre place sur la scène internationale. En attendant les dividendes de la paix, le « désarmement budgétaire » est chez nous beaucoup moins accentué que chez nos voisins. Dans ces conditions, bien que préfacé par des ministres adversaires idéologiques du président, mais « lu et relu à l’Élysée », le Livre blanc de 1994 « escamote les sujets délicats ». Dans l’ensemble, on reste fidèle à l’héritage gaullien, en adaptant plus qu’en « refondant ». Le classique est réhabilité, mais permettons-nous de relever que la défense du territoire national reste la dernière roue du carrosse malgré les termes de l’ordonnance de 1959 et la contradiction apparente avec les idées de gauche ; la DOT n’est citée dans le Livre blanc qu’à la page 191 (sur 212 !) dans le chapitre relatif à… la défense civile et nous n’avons trouvé ici son nom qu’une seule fois dans cette étude qui se contente sans scrupule d’une « couverture partielle de l’hexagone ».
Selon l’auteur, cette « méthode des petits pas » a conduit à des coups de lime successifs évitant certes toute brutalité, mais se contentant de repousser les problèmes. En 1995, on se trouve en face d’une « programmation militaire ambitieuse, mais purement déclaratoire » et d’une « réforme enlisée ». Comme les rafistolages finissent par coûter plus cher qu’une reconstruction, « la douceur a compromis le succès ».
Était-ce le prix à payer pour sauvegarder le « fort consensus sur les questions de défense » qu’on nous décrit fermement établi ? Ces affirmations portant sur l’« unanimité de la classe politique française » et sur le « soutien de l’opinion » aux opérations extérieures se lisent fréquemment ; le terme de consensus est employé dix fois page 195, onze fois page 197. La réalité ne serait-elle pas un « certain – la litote est belle – désintérêt », sauf lorsqu’un soudain tambourinage médiatique vient réveiller de l’assoupissement ? Ce qui expliquerait alors, « entre une gauche qui hésite et une droite sans projet », l’audience de la « voix des armées », non parce qu’elle dominait, mais parce que, face à l’« omerta politique », elle était seule à clamer dans le désert. On apprend ainsi que la non-participation des appelés (volontaires) à la guerre du Golfe résulta d’un avis de l’EMA, alors qu’on imaginait cette mesure de nature purement politique.
Le découpage en deux parties était-il vraiment nécessaire ? Certes, la seconde comporte des chapitres pertinents, tant sur la conscription que sur les équipements ou les finances ; les sources sont solides, l’exposé clair, les contraintes, les routines, voire les incohérences dûment mises en lumière. Il est en particulier bien agréable de lire pour une fois un texte sur le service national dénué de contre-vérités, encore qu’il conviendrait de mieux reconnaître que l’« inflation » des formes civiles a peut-être sauvé l’universalité, mais condamné l’égalité ; on peut s’étonner aussi de voir resurgir le terme de « sursis », périmé depuis bientôt trente ans ; enfin, l’annonce d’une prise de position du général de Gaulle « en faveur de la professionnalisation totale » dans Vers l’armée de métier est discutable (« Il faut qu’une fraction de nos forces… le moment est venu d’ajouter… une autre corde à son arc… »). Cela dit, quelle que soit la valeur des éléments apportés par cette seconde partie, et même s’il arrive qu’ils le soient sous des angles différents, l’impression de « déjà lu » est fréquente et on relève de nombreuses redites. C’est pourquoi nous pensons sincèrement que ce livre issu d’une thèse universitaire serait plus accessible s’il était mieux structuré, plus concentré et considérablement réduit en volume, ce qui ne veut pas dire résumé. ♦