Le transfert d’une mémoire – De l’« Algérie française » au racisme antiarabe
M. Benjamin Stora est un historien bien connu, qui par prédilection étudie l’Algérie, en particulier dans la période de la guerre d’indépendance puis dans celle, où nous sommes, de la guerre islamiste. Son dernier ouvrage, où il ne cache ni préférences ni aversions dans un sens qui n’apporte aucune surprise, fait une large part à l’actualité politique dans notre pays. L’analyse de cet aspect des choses n’a évidemment pas sa place dans la présente note bibliographique, qui néanmoins a paru justifiée car le livre retrace l’évolution des rapports entre la France et l’Algérie, ou plutôt entre Français et Algériens, d’une manière qui retient l’attention certes par sa vigueur, mais davantage encore par le désir d’aller au fond des choses.
De ce point de vue, plusieurs idées sont à retenir. D’abord, le rapprochement entre divers traits de l’histoire de la colonisation en Algérie et celle de la conquête de l’Amérique (dans le livre, il s’agit des États-Unis, mais on pourrait extrapoler sur l’ensemble du continent) par les colons venus d’Europe. On y retrouve, paraît-il, le même esprit pionnier, la soif des grands espaces, la transplantation d’un État, l’assimilation plus ou moins volontaire des populations, l’appropriation plus ou moins forcée aussi de leurs terres. Pour finir, le facteur économique devient prépondérant, sinon abusivement exclusif, dans le traitement des tensions entre communautés. De tout cela naît une tournure d’esprit « sudiste », et l’auteur écrit presque que la guerre d’Algérie a été notre guerre de Sécession. Autant en a donc emporté le vent, balayant aussi bien les grands propriétaires fonciers que la foule de petites gens (rappel est fait qu’en 1954, 3 % seulement des Français d’Algérie avaient un niveau de vie supérieur à la moyenne de la métropole). Sudistes mal aimés de leurs compatriotes du Nord de la Méditerranée oublieux de leurs racines paysannes, condescendants vis-à-vis des traditions méditerranéennes, peu préparés par conséquent à admettre ce qui fut alors – ce qui est peut-être encore – une grande loi du Sud, à savoir qu’« une certaine convivialité entre les hommes est possible à condition que chacun ne sorte pas vraiment de son territoire social, communautaire ». Maxime discutable, certes, ne serait-ce que par les bornes qu’elle assigne à l’assimilation, mais qu’il faut connaître.
C’est justement le modèle algérien d’assimilation républicaine qui a fait la particularité de notre présence. Benjamin Stora se plaît à souligner qu’il s’opposait aux traditions locales et aux pesanteurs des différences économiques et sociales. Dès lors, le choc entre les deux nationalismes, « un de type universel laïque et un autre à caractère communautaire et religieux », était inévitable.
L’auteur a raison de souligner le poids humain, et pour ainsi dire démographique, de la guerre d’Algérie à l’intérieur de la nation française. Un million et demi de nos compatriotes y ont participé, un million d’autres, par leur exode, en ont écrit l’épilogue, des dizaines de milliers de harkis, et maintenant leurs descendants, peinent à s’insérer dans la société française. Si l’on y ajoute des Algériens de France, c’est, nous dit-il, un total de quatre à cinq millions de personnes habitant la métropole qui a vécu de près ces événements. Pourtant, notre propension bien connue à l’amnésie historique nous a longtemps distraits du devoir de mémoire, à telle enseigne qu’il a fallu attendre l’année 1999 pour que soit substituée dans les textes officiels, à propos de l’Algérie, l’expression « guerre » à celle de « maintien de l’ordre » ; « 1,7 million d’hommes mobilisés, 24 000 tués, 60 000 blessés, si ça n’est pas une guerre, moi je n’ai pas d’autre mot dans la langue française pour qualifier ça », s’était exclamé le secrétaire d’État aux Anciens Combattants. L’avaient pourtant emporté jusqu’alors d’autres considérations, parmi lesquelles celles qui se rapportaient au budget de l’État n’étaient pas les moindres ; mais c’est à l’unanimité des députés présents (117) que la décision a été acquise à l’Assemblée nationale le 10 juin 1999.
C’est aussi avec raison que l’historien rappelle l’accaparement par le FLN de la mémoire patriotique. Cet impérialisme moral n’est pas allé sans tragédies : « Les règlements de compte entre partisans du MNA de Messali Hadj et militants du FLN ont fait environ 5 000 victimes et 12 000 blessés, entre 1956 et 1962 ». Et plus loin : « Une histoire officielle s’édifie après 1962 qui met au secret des pans entiers de la guerre d’indépendance (les affrontements tragiques entre le FLN et les messalistes, le rôle décisif de la Fédération de France du FLN, la mise à l’écart des berbéristes et communistes dans les maquis, l’engagement des femmes dans la lutte nationaliste) ». Ne reculant pas devant le révisionnisme, le président Bouteflika, le 5 juillet dernier, a donné à des aéroports régionaux le nom des grands hommes réintégrés dans la mémoire patriotique : celui de Tlemcen s’appellera Messali Hadj, celui de Bejaïa Abane Ramdane (assassiné par le FLN en décembre 1957), celui de Biskra Mohamed Khider (opposant assassiné en 1967), celui de Hassi Messaoud Krim Belkacem (opposant assassiné en 1970). ♦