La rumeur des steppes
René Cagnat a été pendant quinze ans attaché militaire en URSS, dans plusieurs pays de l’Est et en Asie centrale. Il enseigne aujourd’hui la langue française à l’université de Bichkek, la capitale de la Kirghizie (Kirghizistan). Ce spécialiste reconnu des questions du monde soviétique nous a déjà fait part de son érudition pour cette immense région controversée dans un ouvrage captivant, Le milieu des empires, entre Chine, URSS et islam, le destin de l’Asie centrale (Robert Laffont, 1981, revu en 1990), qu’il a rédigé en collaboration avec Michel Jan. À la suite de nouveaux voyages et de nombreuses investigations effectués dans les anciennes républiques soviétiques de l’Asie centrale, il nous communique à nouveau sa passion pour ces immenses territoires meurtris par les bouleversements du passé.
L’auteur évoque surtout les grands désastres écologiques, en particulier celui de la mer d’Aral. Actuellement sur les 4 millions de kilomètres carrés des bassins de l’Aral et du lac Balkhach, plus de 50 millions d’êtres humains, Kazakhs, Ouzbeks, Karakalpaks, Turkmènes, Tatars, Kirghiz et Tadjiks « pâtissent du laisser-aller soviétique ». Les chiffres mettent en lumière un constat terrifiant. En 1962, la surface de la mer d’Aral se trouvait à 53,4 mètres d’altitude. Dorénavant, le plan d’eau se situe à 32 mètres. En trente-cinq ans, sa teneur en eau salée a été divisée par trois. La superficie de la mer, qui était de 66 000 kilomètres carrés (plus de deux fois celle de la Belgique), s’est restreinte de moitié. De ce fond desséché, les vents arrachent poussières et sels pour les emporter à des centaines de kilomètres. Il en résulte de terribles tempêtes de sable qui s’abattent sur des populations démunies. Sur ce sujet, l’émotion de René Cagnat est palpable : « Il faut avoir suffoqué dans le vent brûlant ou glacé, sous un ciel couleur de feu, il faut avoir ressenti l’irritation de la gorge et des poumons au contact d’un air âcre et piquant, il faut avoir vu le ciel tourbillonner et tomber sur les champs comme de la neige pour prendre pleine conscience de la gravité du problème ». Ce véritable cataclysme prend ses racines dans les « méfaits du roi coton ». C’est parce qu’il fallait beaucoup d’eau à ce textile exigeant que l’Aral a été sacrifié. C’est parce qu’il avait besoin d’engrais minéraux, de pesticides et de défoliants que l’équilibre naturel du sol et des eaux a été détruit. C’est à cause de lui que deux fleuves, l’Amou-Darya et le Syr-Darya, ont été transformés en « misérables petits égouts ». C’est encore à cause du coton que des populations entières ont été déportées.
Pour compléter le tableau tragique de dévastation physique et humaine qui est aujourd’hui celui du Kazakhstan, il faut également mentionner, de 1949 à 1989, l’explosion de 467 bombes nucléaires (dont 124 dans l’atmosphère) sur un polygone de tir situé entre les villes de Semipalatinsk et Pavlodan, une région théoriquement rendue déserte par la famine qui, sous Staline, avait décimé les populations. Au moment des expérimentations atomiques, il restait cependant encore plus d’un million d’habitants dans un rayon de 500 kilomètres. Le « calvaire nucléaire de l’Asie centrale » a été amplifié, à partir de 1964, par les tirs de la Chine dans la dépression du Lob Nor. Comme les vents dominants se dirigeaient vers l’ouest, ils contaminaient non seulement le Xinjiang chinois, mais aussi la Kirghizie et le Kazakhstan. L’Asie centrale détient ainsi le triste privilège d’être la région peuplée du monde la plus touchée par la radioactivité. Aujourd’hui, 4 millions de personnes sont affectées par « la pollution nucléaire ». La calamité frappe surtout le Nord de la République kazakhe qui est marquée par une mortalité infantile importante, un taux impressionnant de cancers et de sénilité précoce et le développement de maladies graves (tuberculose, pneumonie…) provoquées par un système immunitaire affaibli par les rayonnements radioactifs. L’Asie centrale a d’ailleurs été considérée, à l’époque soviétique, comme un réceptacle pour toutes les « activités embarrassantes ». Outre les expérimentations nucléaires, il faut en effet rappeler la présence, jusqu’en 1992, d’un centre d’observations bactériologiques dans l’archipel de la Résurrection situé en plein cœur de la mer d’Aral.
La catastrophe sanitaire ne concerne pas seulement le Kazakhstan. Selon l’auteur, il existe, comme au Moyen Âge, des foyers de peste au Caucase et une variété inconnue de typhus au Tadjikistan. À ces malédictions, il faut ajouter une recrudescence brutale de la syphilis et du rachitisme des enfants en Kirghizie. Dans les grandes villes, la population des sans-abri, minée par le chômage et l’alcoolisme, devient une source de contamination préoccupante. Dans ce climat d’horreur, « le sida survient comme un sinistre couronnement ». De surcroît, le traitement des maladies se révèle problématique en raison du manque de médecins : les praticiens les plus qualifiés, juifs, slaves, tatars, se sont envolés vers d’autres cieux où les professions médicales sont mieux rémunérées. Le personnel actuel, toujours très mal payé, fait de son mieux avec une abnégation extraordinaire. Toutefois, avec peu de médicaments et dans des hôpitaux souvent vétustes et insalubres, il ne peut faire des miracles. Le fatalisme oriental, mêlé à l’insouciance russe, crée alors un terrain favorable à la pandémie.
Cette région fragilisée reste pourtant attachante. Tous les témoins interrogés par René Cagnat l’affirment avec force. Parmi ceux-ci, une Coréenne nommée Rebecca Lee rencontrée dans l’avion qui les emmenait à Tachkent. Cette jeune femme porte le prénom d’une institutrice qui enseigna la littérature russe à une classe d’immigrés coréens déportés par Staline. Dans cette classe se trouvait justement le père de Rebecca Lee. Lorsqu’elle partit pour Israël, cette institutrice juive, passionnée de la langue de Pouchkine, laissa derrière elle des écoliers aux connaissances étonnantes sur la culture russe. Monsieur Lee devint à son tour un spécialiste de cette riche civilisation slave et professeur d’université où il enseigna notamment la littérature de Dostoïevski. En l’honneur de sa bienfaitrice, il donna à sa fille le prénom de Rebecca. Cet amour pour la Russie d’un Coréen, pourtant victime des Soviétiques, a quelque chose de poignant dans l’histoire de Rebecca Lee qui n’hésita pas à dire à René Cagnat : « Faut-il que la langue russe soit belle et le peuple russe malgré tout attachant pour permettre ce genre de miracle ! »
C’est bien d’un miracle qu’il faut à l’Asie centrale pour la sortir du marasme. L’auteur lance un authentique cri d’alarme pour sauver l’humanité qui est fixée dans cette zone de fracture. Il s’agit de passer « d’une optique économico-politique à une optique intrinsèquement humanitaire ». René Cagnat précise son message : « Il faudra agir à la base en encourageant, dans les villages, les banlieues, les localités, le maximum de petits projets. Cette action, exercée dans le but de promouvoir l’économie de marché, sera suivie par des spécialistes détachés sur place pour une longue durée. Diverses organisations du type Peace Corps américain, Volontaires du progrès et autres, semblent adéquates pour ce genre d’action, qui impliquera aussi un soutien direct en médicaments, équipements, médecins, aux hôpitaux urbains et dispensaires ruraux… Apprenons l’art de contourner les obstacles administratifs, policiers, mafieux à toute entreprise nouvelle… Jumelons nos villes, nos villages, nos universités, nos hôpitaux, nos entreprises… ». À ceux qui lui rétorquent que les Français et les Européens ont bien assez de l’Afrique et qu’ils n’ont pas les moyens d’aider l’Asie centrale, René Cagnat répond : « Si vraiment, comme tant de personnes l’affirment, nous ne pouvons porter toute la misère du monde, alors cette croix nous écrasera ». Pour prendre conscience de cette tragédie, il faut écouter le vent dans la steppe : il raconte de grands malheurs. ♦