L’Amérique totalitaire
Préfacé par Pierre Salinger, cet ouvrage attachant traite, on l’aura compris, non de la formule en usage pour gouverner le plus grand pays du monde – « l’hyperpuissance », comme dit notre ministre des Affaires étrangères –, mais des pratiques utilisées sur la scène mondiale. Il porte, du reste, un sous-titre plus clair : Les États-Unis et la maîtrise du monde.
La préface mérite qu’on s’y arrête. Le journaliste américain, ancien sénateur de Californie et bien connu pour la pertinence de ses jugements, reconnaît que ses compatriotes ont aussi besoin que les autres de se remettre en question. Et de préconiser qu’ils lisent ce livre et méditent sur les thèses qu’il expose. Il souligne que « l’Angleterre parut aux Américains le modèle à suivre », mais qu’après cette date le sens d’une mission spécifique « pousse les États-Unis à s’affirmer de manière agressive ». Il n’en relève pas moins que les Européens « ont tout fait, par leurs inconséquences, pour que les États-Unis se mêlent de leurs affaires ». Exemples d’après lui : l’esprit de revanche qui a prévalu chez nous après le désastre de 1871, l’euphorie excessive qui a suivi la fin de la guerre froide, « la lourde erreur que commirent les Européens lorsqu’ils accordèrent à la Croatie et à la Slovénie une indépendance prématurée ». Exemples en sens inverse, toujours d’après lui, de fautes de Washington : les embargos contre Cuba, contre l’Iran, contre la Libye, l’invasion du Panama il y a dix ans.
Le préfacier a donc la dent dure. L’auteur du livre, qui est un universitaire, davantage encore. Il commence par retracer le vol de l’aigle américain en trois cercles concentriques. Dès la sortie du nid, à peine débarqués les passagers du Mayflower, il prend dans ses serres la terre indienne, puis celle du Mexique, à commencer par le Texas et à continuer par près de la moitié du territoire voisin. Le premier vol délimite ainsi un sol aussitôt reconnu par le droit international. Au siècle dernier, le cercle s’élargit jusqu’à dominer l’ensemble de l’Amérique latine, grâce à la puissance de l’argent et au savoir-faire des entreprises, grâce aussi à des expéditions militaires dans les Caraïbes et dans l’isthme centraméricain, grâce enfin à une communauté d’intérêts avec l’oligarchie et les dictateurs locaux qui n’exclut pas des incantations décoratives en faveur de la démocratie. Le deuxième cercle est donc celui du contrôle économique et politique sur l’arrière-cour. L’aigle reprend son vol au milieu du siècle présent, mettant à profit l’affaiblissement des États européens et du Japon pour les enserrer, bon gré mal gré, dans un triple réseau institutionnel : militaire avec l’Alliance atlantique, monétaire et économique avec les grands organismes financiers internationaux et avec l’OCDE, politique et diplomatique avec le Conseil de sécurité (60 vetos entre 1970 et 1990, contre 26 à l’allié britannique, 11 à la France et 8 à l’URSS). Le troisième cercle couvre alors, outre le monde anglo-saxon, l’Europe occidentale et l’Europe médiane, les principaux pays du Sud ainsi que, dans une large mesure, le Japon et les dragons d’Asie.
L’ardent polémiste souligne, peut-être avec exagération, que « les États-Unis ont toujours considéré comme essentielle l’acquisition de trois monopoles », qui aujourd’hui est chose faite, ou peu s’en faut. Celui de la force militaire, c’est-à-dire une panoplie atomique sans égale, une surveillance presque sans faille de l’équipement des rivaux en armes de destruction massive, une immense supériorité en équipement classique, une Alliance où ils font la pluie et le beau temps, un recours en tant que de besoin aux casques bleus, une mainmise sur le commerce mondial de l’armement. Celui des règles du jeu financier et économique, par des accords internationaux depuis Bretton Woods jusqu’à la récente création de l’Organisation mondiale du commerce, par le fonctionnement sous surveillance de la Banque mondiale et du Fonds monétaire international qui régissent l’existence économique d’une bonne partie de la planète, par l’application de dures sanctions (pendant le premier mandat de Bill Clinton, Washington a imposé ou menacé d’imposer des sanctions économiques 60 fois à l’encontre de 35 pays rassemblant 42 % de la population mondiale), par la manipulation du dollar qui ne dessert jamais les intérêts américains même s’il ne paraît pas toujours servir à court terme ceux de la Maison-Blanche, par, enfin et surtout, la propagation d’une idéologie ultra-libérale qui fait la part belle aux plus forts, et d’abord au plus fort des plus forts. Celui, plus subtil et encore partiel, des grands moyens de communication, d’information et de modelage de civilisation, que ce soit en pilotant les journaux, les radios et les télévisions, en façonnant les spectacles et en modelant la vie de tous les jours, en fascinant les universitaires, en réduisant subrepticement à un statut mineur les autres moyens d’expression que la langue anglaise.
Sous les coups qui lui sont assénés, l’appareil d’État, cerné, pétri, supervisé, a tendance à se réduire dans chaque nation au rôle de gendarme chargé de sauvegarder l’ordre public, garant lui-même du respect d’une déontologie universellement contraignante à l’élaboration de laquelle il a eu peu de part, même s’il fait mine de sauver la face en montrant le strapontin qu’on lui a laissé. Peut-il se consoler en se disant que la sauvegarde de l’ordre public n’est pas, de nos jours, une mince affaire ?
Acide, la plume ne résiste pas toujours, on le voit, aux tentations du pamphlet ; mais elle court très alerte : la pensée est claire et ordonnée, l’information abondante, et c’est l’esprit enrichi que l’on referme ce livre de référence. ♦