La guerre d’Algérie par les documents. Tome II : Les portes de la guerre : 1946-1954
Les chercheurs qui depuis quatre ans attendaient la parution des Portes de la guerre ne seront pas déçus. Le tome II tient les promesses du tome I. Quant aux institutions ministérielles qui redoutaient des révélations sur l’attitude du ministre de l’Intérieur de 1954, elles seront rassurées : le seul texte qui l’évoque est un bulletin du service des liaisons nord-africaines (SLNA) qui cite de larges extraits de « l’important discours » de François Mitterrand à l’Assemblée algérienne du 19 octobre 1954. Ce discours prône des réformes dans la scolarisation, la promotion musulmane, la réorganisation foncière et communale, qui sont parfaitement pertinentes. Le ministre de la Défense Alain Richard a donc donné l’imprimatur.
L’équipe de trois ou quatre officiers du Shat, dirigée par le professeur Jean-Charles Jauffret, a conduit une recherche approfondie dans les riches dépôts d’archives des armées et de la gendarmerie, et a bénéficié d’importantes dérogations pour consulter et publier des documents inédits. L’ouvrage est articulé en trois livres comprenant chacun deux ou trois chapitres, suivant un plan très logique :
L’Algérie et son environnement, mars 1946-septembre 1953 : entre guerre froide et décolonisation ; des occasions manquées ? ; l’armée en Algérie.
L’œil du cyclone, octobre 1953-octobre 1954 : la quête du renseignement ; l’état des forces armées.
L’insurrection, novembre-décembre 1954 : documents d’intérêt général, métropole et Algérie ; les opérations.
Les chapitres eux-mêmes sont organisés de façon thématique, chaque thème étant précédé d’une présentation qui souligne l’intérêt des documents reproduits, les replace dans leur environnement historique et les complète en se référant aux ouvrages et thèses publiés sur le sujet. J.-C. Jauffret a lui-même rédigé environ 70 textes de présentation, ainsi qu’une quarantaine de biographies de personnalités françaises et algériennes, ainsi qu’un tableau chronologique mettant en parallèle les événements d’Algérie, de France et du monde.
L’ouvrage cartonné est luxueux et son volet scientifique remarquable : index des noms, bibliographie critique, organigrammes, implantation des unités, références des archives consultées, cartes de l’Algérie et de l’Aurès. Quinze pages de photographies replacent les événements et les hommes dans leur paysage. Les paragraphes consacrés à la Kabylie et au Sahara auraient cependant mérité d’être illustrés par des cartes.
Plutôt que de se disperser dans toute la chronologie et dans tout le territoire de l’Algérie, le professeur Jauffret a orienté la documentation sur des séries : synthèses mensuelles de la Xe région militaire pour l’évolution de 1946 à 1953 – bulletin du SLNA du colonel Schoen pour l’analyse des mouvements nationalistes d’octobre 1953 à octobre 1954 –, journaux de marche d’unités privilégiées, 21e division d’intervention algérienne et 3e RTA, groupement aéroporté (GAP) n° 1 du colonel Ducournau, groupe d’intervention en Kabylie (GIK), 11e choc.
Il n’est pas possible dans une note de lecture de rendre compte de toute la richesse de la documentation mise à la disposition des chercheurs. On retiendra en particulier, avant 1953, les menées soviétiques conformes à la doctrine Jdanov, les attitudes ambiguës des États-Unis et de l’Espagne, le soutien égyptien au Comité de libération du Maghreb arabe, et les dissensions internes des nationalistes algériens. Le mouvement de décolonisation (Tunisie-Maroc) et l’identité musulmane ne facilitent pas les tentatives de réforme voulues par Vincent Auriol et les gouverneurs généraux de l’Algérie. L’armée d’Algérie est alors affaiblie par les ponctions opérées en direction de l’Indochine, et par la volonté des autorités politiques et militaires de maintenir la garde face à l’Est en Europe.
Quant à la quête du renseignement, elle est entravée par le cloisonnement des services : RG, DST et SLNA se concurrencent, alors que le 2e bureau ne dispose pas de moyens de recherche. Les mouvements nationalistes sont bien suivis, jusqu’à la découverte du CRUA en avril par le SNLA, des cellules terroristes à Alger par les RG et des bandes de la région de Souk Ahras en octobre. La transformation du CRUA en FLN-ALN n’est perçue qu’après le soulèvement du 1er novembre, dont l’importance est minimisée par Paris. Seul le général Duval reconnaît le 18 novembre que « l’AFN est entrée en guerre ».
Fixés à 10 bataillons par le président Mendès France, la plupart des renforts sont inadaptés à la contre-guérilla, et souvent engagés dans des opérations de grande envergure dont l’effet recherché est psychologique, mais contribue au recrutement de l’ALN. Conscient de la gravité de la situation, le général Cherrière est plus avisé que ses détracteurs ne l’ont dit. Avec le général Spillmann à Constantine, il s’efforce d’améliorer la mobilité des forces et de constituer des unités légères dotées de chevaux et de mulets.
Les forces armées ne sont engagées que sur réquisition des autorités civiles et doivent respecter la légalité républicaine selon les consignes de Mendès France. La répression est donc limitée. Quand l’aviation passe en 1954 des vols d’intimidation à l’appui feu des unités engagées, elle n’utilise pas le napalm, contrairement à l’affirmation de certains historiens. Le droit de suite en Tunisie a été autorisé en juin 1954, et des secteurs frontaliers Nord et Sud sont constitués dans le Constantinois. Le colonel Ducournau nomadise et agit en chasseur dans l’Aurès, mais malgré une activité incessante, n’accroche les bandits qu’à deux reprises. Les bilans de l’année 1954, pour l’ensemble de l’Algérie, sont imprécis et ne semblent pas dépasser 76 rebelles tués pour 29 Français.
En Kabylie, Krim Belkacem refuse le combat. Il s’agit pour lui de tenir en attendant les renforts. Sa directive de 1954 met en avant le principe révolutionnaire : « minimum de confiance et maximum de précautions ». Le moral doit être maintenu par des coups de main audacieux. L’homme d’action est sous surveillance, il doit être supprimé s’il n’agit pas.
L’ouvrage se termine sur les perspectives d’avenir des troupes de la Xe région. Les rapports sur le moral des unités et des états-majors font état des défaillances constatées et des besoins exprimés : stabilité de l’encadrement, suivi du moral des combattants musulmans, amélioration du renseignement, considération de l’armée dans la nation. Tels sont quelques-uns des points évoqués, sur lesquels les futurs rédacteurs du tome III auront à se pencher. Souhaitons-leur de faire aussi bien que les auteurs des tomes I et II. ♦