Le métier des armes
On sait que Claude Le Borgne figure en bonne place parmi la distinguée cohorte des militaires de haut rang saisis par la rage d’écrire. L’accueil réservé à plusieurs livres, dont certains furent primés, permet d’affirmer qu’il a fort bien réussi dans cet exercice. La présente revue lui ouvre largement ses colonnes, tant pour des articles que pour des notes de lecture, dont l’une des plus récentes souleva des tempêtes, ce qui est une preuve de personnalité. Et voici qu’il nous livre une série de textes courts, au nombre de vingt-deux, publiés de 1972 à 1995.
Les domaines abordés, volontiers sous forme d’apologues, sont divers, mais touchent plus particulièrement l’armée et son emploi, sans s’interdire d’étendre l’investigation au politique et à la société contemporaine. Le profane, surpris et séduit, découvrira un style original, à la fois élégant et caustique, ne dédaignant à l’occasion ni la coquetterie littéraire poussée jusqu’à l’affectation (« Penser les choses, c’est les tuer »), ni le clin d’œil démagogique (Astérix), ni l’allitération cascadeuse (« continuité, contiguïté, continuum »). Autrement dit, on ne s’ennuie pas en abordant des thèmes extrêmement sérieux ; mais comme la démonstration se déroule avec légèreté, le lecteur risque de se laisser bercer un moment par la facilité et de buter brusquement sur un raisonnement plus dense qui l’oblige à se reconcentrer.
Étant donné la période couverte, le nucléaire occupe une place éminente. Le Borgne fait très bien ressortir à cet égard l’isolement et la responsabilité (il parle de « fardeau ») qui résultent pour un État de la possession de la bombe, la subtilité dans le maniement modulé du secret et l’impression de dessaisissement éprouvée par le combattant « classique » réduit selon la doctrine à se faire tuer à titre provisoire jusqu’à ce que les intentions de l’adversaire soient clairement décelées. Concernant la stratégie en général, on note une certaine hésitation entre d’une part l’appel à la simplification et au rejet de l’ésotérisme (« de l’épouvantable simplisme, on fait une énigme… les principes de la guerre, un fatras d’évidences… »), et d’autre part l’affirmation, à grands coups de Clausewitz, d’une complexité parsemée « d’itérations en lignes brisées, de feed-back infinis… ». Faut-il comprendre, comme à propos de l’atome, que « les vérités sont ou grossières – et l’on n’ose pas les assener – ou trop subtiles pour être entendues » ? Sous le titre « L’important, c’est la rose », signalons un passionnant récit de l’adaptation, finalement assez huilée, de l’appareil militaire français en 1981 au pouvoir socialiste, lui-même « placé au pied du mur » et amené à relativiser ses vues au contact des réalités. Comme il est dit ici joliment, il lui fallut « contraindre les élans du cœur et mettre en cage l’idée volage ».
Sur un éventaire bien fourni, chaque lecteur choisira son miel. Pour notre part, nous plaçons en tête les réflexions insolentes sur l’état militaire. Certaines peuvent paraître cyniques ou désinvoltes ; elles sont profondément vraies, en tout cas ne peuvent être que ressenties comme telles par ceux qui ont vécu dans ce milieu et ne sont pas aveuglés par des modes ou des tabous. Bien sûr, « le métier militaire est homicide », par construction (d’ailleurs, la formule en vogue n’est-elle pas désormais pour les Occidentaux : « Zéro mort chez nous, zéro vivant chez l’autre » ?), et le bipède authentique, plus que de se remplir les poches, apprécie « deux divertissements majeurs, la guerre et l’amour », encore plus la première car « risquer sa peau est le péage à payer pour jouir de la vie ». Et oui, « il est de la nature du soldat d’être, en temps de paix, anachronique ». Et notre bêtise est en quelque sorte institutionnelle, obligatoire pour que chacun reste à sa place, d’où l’aphorisme définitif : « Si le militaire refuse d’être bête – dans le partage des tâches avec le politique –, ce n’est pas très malin de sa part ! ». Nos rites sont justifiés, notre routine bienfaisante.
Pourquoi notre ami nous fait-il bénéficier à cette heure de ce retour sur des pans de son œuvre, de ce recueil de morceaux choisis ? Est-ce simplement parce qu’on n’est jamais mieux servi que par soi-même ? Il ne s’en explique pas. Comme l’auteur n’en est pas encore à l’heure des testaments, nous nous rassurons en songeant que Montaigne fit paraître ses Essais dès l’âge de 47 ans. L’ouvrage étant bâti par centres d’intérêt et ne respectant pas l’ordre chronologique, nous nous sommes livré à un petit jeu hautement subjectif consistant à classer ces écrits par ordre de préférence sans regarder l’année de parution (encore que celle-ci soit parfois évidente en raison du contexte évoqué), puis à rechercher, une fois les textes replacés selon leur date, si se dégageait dans le temps une loi d’amélioration ou au contraire de baisse de régime. Or, il se trouve que les passages jugés un peu trop ardus, comme « Le jeu, la fête et le soldat » ou « Les idées-monstres » viennent de la décennie 70, alors que nous avons fort goûté La guerre et le nombre publié en 1995. Conclusion, toute personnelle il est vrai : le Le Borgne, comme le bordeaux des grandes années, vieillit bien. ♦