Les armées en Europe
L’armée fait toujours l’objet de vives controverses. Si elle est, pour des milieux antimilitaristes, une institution « totalitaire » au service d’une société inégalitaire et patriarcale, elle est pour d’autres l’école de l’esprit civique et national.
L’ouvrage collectif, édité par B. Boëne et C. Dandecker, a le mérite de dépasser ces visions figées. L’armée y figure non pas comme une donnée éternelle, mais comme une organisation sensible aux changements et aux mutations de l’environnement international et de la société. L’ouvrage se propose d’étudier l’évolution des armées occidentales en Europe depuis 1989. Il s’agit de repérer les « forces profondes » qui influeront à l’avenir sur l’organisation des armées. Les changements intervenus au sein de celles-ci remontent cependant bien plus loin : la césure de 1989 constitue, pour la plupart des auteurs, l’aboutissement du processus de modernisation et de technicité qui a profondément transformé les sociétés industrialisées depuis les années 50. Cette perspective s’inspire des travaux sur la sociologie militaire développés aux États-Unis et en particulier de Morris Janowitz.
L’ouvrage est judicieusement divisé en trois parties. La première analyse la nouvelle situation internationale, la deuxième les mutations des organisations militaires, et la troisième les rapports entre société et armée.
Les analyses consacrées à la nouvelle situation extérieure constatent la disparition de la menace venant de l’Est, mais insistent sur la multiplication des conflits régionaux et locaux. La nouvelle donne internationale se caractérise surtout par des missions de maintien et d’imposition de la paix qui nécessitent davantage une « gendarmerie internationale » qu’une armée de type classique. De ce diagnostic résultent plusieurs pronostics. Premièrement, les armées prendront un caractère multinational, car il s’agit pour les États occidentaux d’intervenir avec la plus grande légitimité possible pour garantir « la viabilité des relations internationales ». Deuxièmement, on assistera à une participation de civils au sein des armées dans la mesure où les missions humanitaires et militaires hors zone auront un caractère « multifonctionnel » (B. Boëne) qui se traduit notamment par des tâches psychologiques, diplomatiques et humanitaires. Les auteurs notent que ces missions plus « civiles » ont conduit à une revalorisation du métier militaire auprès de l’opinion publique. Ce prestige accru n’est pas sans importance dans les rapports civilo-militaires, car les militaires en tirent souvent profit pour exercer plus nettement leur divergence avec la politique officielle, comme le remarquent B. Boëne, M. Martin et A. Cabanis. Toutefois, ces auteurs sont d’accord pour constater que le poids accru des militaires est, en Europe occidentale, loin d’être « dangereux ». En effet, le soutien qui leur est accordé y reste conditionnel et lié à leur rôle plus civil. Enfin, une dernière grande conséquence de la situation extérieure est la réduction sensible des budgets de défense et la professionnalisation des armées en Europe depuis 1993.
Deux réserves à propos de ces analyses nous semblent toutefois mériter un examen plus approfondi. On peut se demander si cette participation de civils dans des armées ne sera pas limitée par l’exigence de parer à une menace majeure du territoire national. Le succès de cette mission – pour le moment hautement improbable – dépend beaucoup des « forces morales » (Clausewitz), et il n’est pas sûr que l’on puisse durablement renoncer à la contribution de la « nation en armes ». L’exemple de la conscription en Turquie, en Grèce et en Finlande, où cette éventualité se présente pour des raisons géostratégiques d’une façon plus évidente, est à cet égard révélateur. En outre, comme le montre le cas allemand, les armées occidentales sont loin de réagir d’une façon uniforme aux changements extérieurs. En ce sens, il aurait été souhaitable de développer davantage la réflexion sur le « poids de l’histoire » (Dandecker) et le rôle qu’un pays aspire à jouer dans les relations internationales.
Le deuxième grand thème de l’ouvrage est l’effet qu’ont la modernisation et la technicité des sociétés occidentales sur l’organisation des armées. Le progrès technologique et la division fonctionnelle du travail se répercutent sur l’armée en mettant en cause sa structure pyramidale et conduisent à une libéralisation du style de commandement. Face au savoir-faire des subordonnés, la discipline autoritaire deviendrait dysfonctionnelle. Cette thèse est importante dans la mesure où le rôle de la conscription de masse comme garde-fou contre le conservatisme idéologique des corps d’officiers ne semble plus de mise. La « banalisation » des armées se traduit d’une façon multiple : l’augmentation du taux des femmes et des homosexuels au sein des armées, le primat de la formation et l’élévation du niveau d’éducation (41 % des engagés volontaires aux États-Unis ont passé au moins un an à l’université), l’élargissement social du recrutement et la banalisation de « l’occupation » militaire qui ressemble désormais davantage à un métier. Cependant, l’étude de J. Soeters révèle que persistent de fortes différences nationales en ce qui concerne la libéralisation des armées : les pays nordiques (Norvège, Suède, Danemark) s’opposent à cet égard aux pays méditerranéens ou à la Grande-Bretagne. En outre, on pourrait certainement citer des raisons multiples à la libéralisation des armées, comme le concept d’innere Führung en Allemagne ou les influences de la société. D’ailleurs, il n’est pas évident d’attribuer la professionnalisation des armées à la modernisation et à la technicité. Les tableaux présentés par K.W. Haltiner démontrent que la part des conscrits au sein des armées ne s’affaiblit pas d’une façon significative avant 1989. La variable externe semble ici plus explicative.
Quoi qu’il en soit, cet ouvrage, qui s’oppose aux visions stéréotypées des armées, fera sans doute l’objet de controverses plus fructueuses et incitera à de nouvelles recherches. Il sera une référence indispensable pour tous ceux qui souhaitent étudier les armées sans a priori idéologique, c’est-à-dire d’une façon scientifique. ♦