C’était la IVe République
La liste des ouvrages d’Arthur Conte donne le vertige. Si ce dernier-né entre normalement dans la catégorie « Histoire », il pourrait tout aussi bien figurer parmi les romans. On aimerait aussi l’entendre raconter, en bénéficiant en plus de l’accent !
Quinze années, quinze chapitres auxquels l’auteur s’est efforcé d’attribuer un titre révélateur des difficultés de l’époque (année « des grèves », année « pagaille », celle « des épuisements » précédant celle « de l’abdication ») et prétendant décrire non seulement l’itinéraire cahotant d’un régime, mais en même temps l’évolution d’une société « fille de la guerre », sortie péniblement de la noire parenthèse de l’occupation et des excès de l’épuration qui connut « des prisons plus surpeuplées que celles de 1793 ». Le pays s’achemine désormais vers l’ère de la consommation, s’équipe, s’urbanise, et la natalité bat son plein. La volonté d’exhaustivité dans la relation apparaît dès la couverture, où la 4 CV et le radieux sourire de BB voisinent avec le petit chapeau de Pinay et la moue sarcastique de PMF. À vrai dire cependant, tout ce qui concerne les découvertes scientifiques, les percées techniques, les mœurs, la mode, les arts et la vie mondaine, ainsi que la disparition de gens illustres, est bloqué en fin de chapitre à la manière d’une compilation de presse (sans oublier l’épanouissement progressif de la télévision que les curieux allaient dans ses débuts regarder au café sans pouvoir encore s’intoxiquer à domicile, et qui fut un temps le domaine chéri de Monsieur Conte).
L’essentiel réside donc dans le récit des événements politiques intérieurs, extérieurs, et aussi guerriers dans la mesure où nos armées furent perpétuellement lancées dans des combats lointains aux buts flous qui procurèrent bien des nuits blanches aux gouvernants sous l’œil indifférent de la majorité du peuple français. « Et Arthur de narrer » (pour reprendre sa tournure grammaticale favorite, poussée jusqu’à la manie) la valse des ministères qu’il connut de près, caractéristique de cette république dont l’image est pimentée par la burlesque élection présidentielle de 1953. On se délectera ici (car il n’y avait pas que Sacha Guitry à avoir de l’esprit) d’un florilège de bons mots, depuis les formules à l’emporte-pièce de Bidault et les citations abstruses de Malraux jusqu’aux sarcasmes du Général qui n’est pas du tout présenté comme un Cincinnatus poussant calmement sa charrue haut-marnaise, mais comme le foyer opiniâtre de multiples réseaux poursuivant un travail de sape ; on contemplera au hasard des pages une galerie de portraits brefs, mais ciselés, où tout serait à citer, comme ce Léon Blum « quasiment béatifié » ou le jeune Félix Gaillard « qui queuillise encore mieux que Monsieur Queuille » ; on conviendra des défauts de la dictature des partis, parmi lesquels manque pour un bon équilibre une droite traditionnelle anesthésiée par l’accusation infamante de « fascisme », tandis que les communistes s’arrogent « le monopole du patriotisme jusqu’à en devenir chauvins » et prennent « le contrôle de l’intelligentsia parisienne » ; on moquera une Assemblée qui a droit à une description désopilante dans « son Palais-Bourbon briqué de neuf ».
Pourtant, ce livre s’oriente vers une réhabilitation. Non seulement la France a été remise sur les rails plus vite qu’après 1918, mais la construction européenne a été lancée (la monnaie unique a même été envisagée !) et la Ve inaugura maintes réalisations conçues par son aînée. En politique, Edgar Faure explique la méthode des crises : « On bute sur un obstacle, le ministère tombe, les concessions réciproques s’opèrent, le problème est résolu et personne n’a perdu la face ». C’est un « régime biscornu, mais nos hauts fonctionnaires restent solidement en place et les ministres sont aussi permanents que les chefs de gouvernement sont éphémères ! ». Le pouvoir fut confié, dans des moments où la république « sut administrer la preuve qu’elle pouvait assurer l’ordre », à des hommes de caractère, comme Ramadier qui fit preuve d’une incroyable audace le 4 mai 1947, Jules Moch luttant « à un contre cinq » contre les grèves insurrectionnelles, ou Lacoste proconsul en Algérie. Arthur Conte rend justice à des gouvernants bien oubliés comme Pleven « pas du tout intimidé » devant l’agitation contre l’installation du Shape, Guy Mollet ulcéré par l’échec de Suez, et les présidents, plus influents dans l’ombre qu’on a bien voulu le dire, ce « fin limier » de Vincent Auriol et cette famille Coty attendrissante d’honnêteté et de modestie. Il ne fut pas facile de se maintenir entre « les boulets du PC, les mitrailleuses du RPF, les trahisons des amis et la défection des Alliés », et peut-on légitimement rire de cette époque lorsqu’on lit, entre les apparentements, le poujadisme et les serments sur la présence éternelle de la France en Algérie, des épisodes qui rappellent étrangement les scrutins d’aujourd’hui en région Rhône-Alpes, les manifestations d’éleveurs ou les déclarations sur l’avenir de la Corse ?
Cet ouvrage, qui bénéficie d’un recul suffisant, nous a paru impartial. Captivé par la lecture au point de ne pas perdre une ligne, nous nous sommes tout de même étonné qu’un vol d’essai ait eu lieu à Marignan (p. 96) : il devait s’agir d’un Morane 1515 ! Nous avons constaté que la mise en garde poitevine du fils de Jean le Bon avait été transférée en Picardie (p. 159) et on a peine à croire que le ministre de l’Intérieur ait pu aligner, en 1953, 100 000 CRS pour le seul Languedoc (p. 287). Passé ces petitesses, la nostalgie domine pour qui a vécu cette période. Le déroulement de la pièce et les noms des acteurs rappellent mille souvenirs de jeunesse. Il conviendrait de soumettre cet ouvrage au jugement d’un natif des seventies. Deux notes de lecture ne seraient pas de trop après tout pour un tel monument. ♦