Besoin de mirages
Gilles Lapouge est un de nos meilleurs écrivains militaires, si l’on peut ranger dans cette catégorie un auteur qui vous fait un roman d’une campagne napoléonienne ou de la carrière d’un vieux maréchal. On se souvient de La Bataille de Wagram (Flammarion 1986) et des Folies Koenigsmarck (Albin Michel 1989). On connaît moins son premier livre, Un soldat en déroute (Costerman 1963), auquel s’apparente son dernier-né, Besoin de mirages. Non que celui-ci nous parle de guerre ; c’est de voyages qu’il s’agit ; mais on y retrouve le même goût pour les errances brumeuses.
Cette passion du vague, Gilles Lapouge la tient d’enfance, et d’une expédition de vacances qu’entreprit sa famille, d’Oran où elle résidait, vers le Sud algérien. L’automobile, du type « familiale », comportait quelques strapontins, dont l’un face à l’arrière sur lequel on assit le bambin. Contraint de voir le pays à l’envers, le futur écrivain n’en retint que les mirages, dont il est probable que certains furent doublement imaginaires. Imaginaire aussi l’histoire qu’en classe, indifférent aux leçons de Malet et Isaac, il construisait à son usage : « De temps à autre, une armée de guerriers somnambules traversaient la vieille Europe sans savoir pourquoi, d’est en ouest, en poussant des hurlements. Juchés sur leurs petits chevaux, les soldats fronçaient les sourcils, car ils se demandaient ce qu’ils faisaient sur leurs selles et pourquoi ils étaient si furieux ».
Imaginaires encore, ou presque, les vrais voyages qu’ensuite il accomplit et dont il rapporte ici les impressions, enjolivées de somptueuses ou pittoresques digressions. Gilles Lapouge souhaite « ne comprendre rien » et, rebelle aux langues étrangères comme à l’orientation, il se perd délicieusement dans la forêt amazonienne, les villes poussiéreuses et les ruines endormies, les îles glaciales où « les gens filent comme des flocons ». Au reste, il nous a prévenus : « Tous les voyageurs sont des menteurs, et c’est ce qu’on attend d’eux ».
Ce livre ne saurait être raconté. Il n’a ni queue ni tête et est si parfaitement troussé qu’on devrait se contenter d’en citer des passages. En voici un, sur la géographie et ses tristesses modernes : « J’enviais les Anciens. En ce temps-là, la Terre était plate et elle avait des bords (…). Aujourd’hui, c’est le diable pour trouver la fin de la Terre ». En voici un autre, sur la philosophie (rien à voir n’est-ce pas ?) : « Ils sont comme ça, les philosophes : curieux, subtils, appliqués, inassouvis et valeureux. Ils ne s’avouent jamais battus, depuis 3 000 ans qu’ils perdent (…). Leur gloire est de repérer des problèmes sans solution (…). Dès qu’ils ont attrapé un de ces problèmes, ils pavoisent et ça y est ! Mille pages ! ». En voici un dernier, et militaire celui-là, pour dire que l’Amazonie, qu’il adore, est le seul pays sur lequel, avant le départ, Gilles Lapouge ait consenti à s’informer : « J’ai préparé mon débarquement avec une minutie de G.I. américain largué sur le cimetière d’Omaha Beach ».
Le titre est honnête. Il n’est pas beau. Le livre méritait mieux : c’est un chef-d’œuvre d’écriture, d’intelligence, de charme et de légèreté. ♦