La guerre des Boers
Lugan l’Africain fait ici œuvre d’historien, ce qui est somme toute normal puisque tel est son métier. Il le fait bien, à son habitude, c’est-à-dire avec précision (appuyé sur des sources bibliographiques abondantes et une solide connaissance personnelle du terrain) et avec objectivité.
Le tiers du volume est judicieusement consacré à planter le décor, à tracer le cadre géographique, historique, humain et économique qui vit au cours de tout le XIXe siècle la « naissance du contentieux » attisé plus par le « parti pris anti-Blanc » des missionnaires que par Cecil Rhodes, indirectement à l’origine des malheurs des Afrikaners sans être leur ennemi. D’un côté, l’impérialisme de Londres, désireux, par sa méthode classique de la fédération régionale, de réaliser son vieux rêve d’axe Le Caire-Le Cap, une fois Marchand expulsé de Fachoda et les Portugais dûment chapitrés ; de l’autre, les Boers barbus, vertueux, soucieux de mettre, au-delà de l’Orange et du Vaal, « une distance suffisante entre les Britanniques et eux », pour jouir tranquillement de leur vie pastorale et lire leur Bible en famille, avec tout de même l’ambition de se procurer un débouché océanique pour ne pas être « pris au piège de leur continentalité » ; au milieu du ring, l’or, le diamant et les uitlanders venus à la soupe.
À l’inverse du scénario indochinois, on passa là de la guerre à la guérilla. Les opérations menées au cours des deux phases sont décrites par le menu, à grand renfort de cartes et de croquis, au point, surtout à l’époque des raids des kommandos boers, d’affoler le lecteur autant que les tuniques rouges. Recommandons par exemple l’itinéraire de Maritz dans la colonie du Cap, reproduit page 230 ! L’armée britannique eut droit à l’enthousiasme des va-t-en-guerre de la « chambre kaki » et aux contingents fournis par les dominions (6 000 hommes pour la seule Nouvelle-Zélande), ce qui compensa ses faiblesses initiales en ce qui concernait l’entraînement, l’état sanitaire et la remonte. Les Boers bénéficièrent pour leur part d’un large soutien du reste de l’opinion européenne et le président Kruger fut applaudi frénétiquement lors de son voyage par nos arrière-grands-parents, mais les gouvernements restèrent circonspects. Aussi l’aide se résuma t-elle à des sortes de brigades internationales comprenant quelques crapules et beaucoup de jeunes gens chevaleresques, parmi lesquels on note des destins hors du commun, comme ceux de l’Italien Ricchiardi ou de l’Irlandais Blake. La contribution française fut de ce point de vue importante, dominée par Villebois-Mareuil que Lugan a fait revivre dans une autre étude il y a quelques années. Le précieux apport de volontaires étrangers souleva néanmoins les problèmes inhérents à ce genre de situation, en particulier la forte proportion de cadres ayant chacun leur conception de la tactique à adopter, et la question du choix (que connut en plus grand Pershing en 1917) entre l’autonomie et l’intégration dans l’armée assistée.
Notre auteur évite le roman et la transposition d’Autant en emporte le vent dans l’hémisphère Sud. Les procédés de Kitchener sont sans doute suffisamment connus pour se dispenser d’y insister trop lourdement : 30 000 fermes incendiées, 28 000 femmes et enfants morts en camp de concentration, l’âme d’un peuple « irrémédiablement atteinte »... péchés véniels puisque le TPI n’était pas inventé et qu’on vit rarement la justice internationale condamner le vainqueur. Ce ne fut guère qu’une répétition, avant la « seconde mort du peuple boer » en 1994, tant fêtée de par le monde. Bernard Lugan n’épargne ni les uns ni les autres, aussi bien dans le corps du récit que dans la série finale de biographies colorées : si les combattants boers furent valeureux, cavaliers remarquables, tireurs émérites, « rien ne leur était plus étranger que la notion de hiérarchie » ; s’ils eurent néanmoins des chefs intrépides comme de Wet ou Theron, ils furent trop axés sur la défensive et perdirent bien des occasions de percer sur Durban. Kruger a droit à un portrait féroce : « prédicateur, barde et griot tout à la fois... archaïquement passéiste », responsable numéro un du désastre par « sa maladresse, son obstination, son comportement hérité de l’Ancien Testament ». Les fautes de commandement sont mises en lumière des deux côtés et le courage des attaquants anglais, « crânes et méthodiques » sous la mitraille, n’est pas passé sous silence.
Nombre d’analogies viennent à l’esprit : le Grand Trek évoque la conquête de l’Ouest, le rôle des voies ferrées ramène à la guerre de Sécession, les ceintures et barrages fortifiés rappellent d’autres temps. Quant à la mise à genoux d’un peuple par la force, il n’y a rien de nouveau sous le soleil et, pour ceux qui reprocheraient à la rigueur historique de confiner à la sécheresse de cœur, revenons au sentiment par la lecture de deux passages : la description désopilante du Boer moyen par Villebois-Mareuil (p. 352) et celle, déchirante, de la capitulation par Robert de Kersauson (p. 319). ♦