Jean-Paul II, un pape au cœur de l’histoire
La personnalité exceptionnelle de Jean-Paul II, caractérisée par la simplicité, la cohérence philosophique, une immense culture et une très grande force spirituelle, constitue l’un des grands faits à l’aube du troisième millénaire. Par son influence planétaire et son engagement au service de l’homme, le premier pape slave de l’histoire apparaît comme l’une des plus illustres figures religieuses et politiques de la seconde moitié du XXe siècle. Le livre passionnant que lui consacre Jean-Bernard Raimond (qui a notamment été ambassadeur de France en Pologne, en Union soviétique, ministre des Affaires étrangères dans le gouvernement Chirac et ambassadeur près le Saint-Siège lors de la chute du mur de Berlin) constitue un témoignage capital sur l’action du souverain pontife dans le monde et un document de référence pour la compréhension des grands événements contemporains.
L’histoire retiendra surtout le rôle majeur de Jean-Paul II dans l’effondrement du communisme. Cette rupture a commencé en Pologne. La nomination d’un pape polonais en 1978 a créé une véritable onde de choc : « Le rapport de force entre le pouvoir communiste et la nation polonaise est pour la première fois, sinon renversé, du moins complètement déséquilibré au profit du pape, et donc du catholicisme, de la nation. » Très rapidement le souverain pontife met sur pied une sorte de « service secret » pour communiquer, par le biais de l’Église, des informations à ses compatriotes. Pendant les journées noires de la répression contre le syndicat Solidarnosc, les prêtres catholiques réconfortent la population par leurs messages d’espoir. Dans les années 80, la Pologne survit grâce à l’Église, « en quelque sorte le porte-parole de Solidarité, puisque les membres du syndicat sont soit en prison, soit dans la clandestinité… Le prêtre, dans l’homélie qui est diffusée à la foule considérable amassée à la porte de l’église, donne des nouvelles sur les prisonniers politiques, sur la situation en Pologne. Chaque messe est une sorte de journal radiodiffusé ». La ferveur populaire est à son apogée au moment du voyage du saint-père en Pologne en juin 1983. Toutefois, les choses ne vont vraiment évoluer qu’avec l’arrivée de Gorbatchev au pouvoir à Moscou en 1985. Pour la première fois, un dialogue constructif est établi entre un pape et un dirigeant soviétique. Sur ce sujet, laissons parler les deux grands acteurs de ce renversement de l’histoire : « Rien de ce qui est arrivé en Europe de l’Est, au cours des dernières années, n’aurait été possible sans la présence de ce pape, sans le grand rôle, même politique, qu’il a joué sur la scène internationale », dit Gorbatchev en 1992. En réponse, Jean-Paul II trace un portrait élogieux de l’ancien maître du Kremlin : « Je crois que c’est un homme de principes, spirituellement très riche. Un personnage charismatique, qui a eu, sans aucun doute, une influence déterminante sur le cours des événements en Europe de l’Est. Il ne se déclare pas croyant, mais nous avons parlé de la grande importance qu’il attache à la prière, à la dimension intérieure de l’homme ». La dynamique de négociations lancée par le pape et Gorbatchev a abouti à des élections libres en 1989 en Pologne et à la victoire de Solidarité. Quelques mois plus tard, le mur de Berlin tombait.
Jean-Paul II a également exercé une influence importante dans l’arrêt de la propagation de l’idéologie marxiste en Amérique latine. Dans ce combat, le pape a dû affronter habilement les partisans de la théologie de la libération. Ce mouvement de contestation est né en Amérique latine dans une situation socio-économique grave, l’essentiel des revenus allant à une aristocratie privilégiée, au détriment de l’immense majorité de la population vivant au-dessous du seuil de pauvreté. Ainsi s’est constituée une sorte d’Église « populaire », récupérée par le mouvement communiste international, en face de l’Église traditionnelle. Par ses nombreux voyages en Amérique latine, le souverain pontife a finalement convaincu les ecclésiastiques rebelles qu’ils avaient été manipulés : « L’Église doit veiller attentivement à sauvegarder l’authenticité de son ministère… Il faut donc que l’Église se défende contre toute manipulation extérieure, c’est-à-dire contre toute tentative d’imposer une interprétation de cette activité qui n’a rien de commun et ne veut rien avoir de commun avec le ministère de l’Église et avec son caractère évangélique, apostolique et pastoral social. » En fin de compte, l’histoire de la théologie de la libération s’est terminée au tout début des années 90. Sur ce sujet, le pape a très bien résumé cet épisode politico-religieux : « La théologie de la libération est morte avec le marxisme. »
Jean-Paul II s’est également engagé dans les grands problèmes de société. Parmi ceux-ci : l’avortement. À un journaliste qui lui reprochait sa « condamnation obsessionnelle » de la légalisation de l’interruption de grossesse, le pape répondit : « Il convient, tout en rejetant fermement l’attitude que l’on appelle pour le choix (pro choice), de se prononcer avec courage pour la femme, c’est-à-dire pour un choix fait réellement en faveur de la femme… Ce qui est en jeu pour l’avortement comme la contraception, c’est en définitive la vérité sur l’homme. Or l’éloignement de cette vérité ne constitue jamais un progrès. Il est impossible de voir dans la libéralisation des mœurs les caractéristiques du progrès éthique ».
Au seuil du troisième millénaire, l’œuvre du premier pape non italien depuis le XVIe siècle apparaît considérable. On prête à André Malraux, mort en 1976, deux ans avant l’élection de Jean-Paul II, une formule selon laquelle le XXIe siècle serait un siècle mystique ou ne serait pas. Pour Jean-Bernard Raimond, il serait peut-être sage de conclure sur cette ambiguïté : si l’auteur de La condition humaine, agnostique, fut l’homme de l’interrogation, Jean-Paul II, esprit de la contradiction, a donné, « seul contre tous, la signification humaine, mais aussi la plus sublime au mot politique ». Il a démontré qu’il n’y avait pas de déterminisme historique et qu’un enfant des Carpates avait pu changer le cours de l’histoire. ♦