Général Diego Brosset
Autant Leclerc est célèbre et (à juste titre) encensé, autant Brosset n’est plus guère connu que du cercle soudé mais restreint des anciens FFL et des voyageurs (en bonne partie japonais) prenant le RER C à l’entrée du pont de Bir Hakeim. Et pourtant, quel personnage fascinant choisi par Geneviève Salkin ! La fille du héros, rédactrice de la préface, le caractérise d’emblée : « Mépris de toute petitesse… énergie débordante, vigueur inlassable », portrait affiné plus loin par l’auteur : « Entraîneur méthodique du corps et du cerveau ; esthète sensible aux paysages, aux fleurs, à la couleur d’un vin ; philosophe dialoguant sans fin avec ses amis d’élection… ».
L’homme est à l’aise partout et surtout face au danger, épris de liberté, riant d’un tout et d’un rien comme les Noirs qu’il affectionne. On se fatigue rien qu’à le voir, soupire son entourage ! Influence du prénom sans doute, il y a du Zorro dans cet amateur de tango marqué par une naissance argentine. Certes, il est hors norme, distinct de l’image classique (encore que souvent déformée et simplificatrice) de l’officier dans notre société, mais il incarne au plus haut degré les vertus de son état. Force de la nature servie par sa robustesse ? Non, c’est un « adolescent anémié » qui, par orgueil et par volonté, deviendra champion du 1 500 mètres et stagiaire à Joinville. Ascension facile de fils d’archevêque entré par la grande porte ? Non, la famille est honorable et ancienne, mais Diego s’engage à dix-sept ans comme 2e classe en pleine Grande Guerre, combat dans les corps francs et passe par Saint-Maixent avant de rejoindre et de dépasser à la force du poignet les plus brillants cyrards de sa génération. Théoricien perdu dans ses pensées ? Non, il met au point la « rahla idéale, avec la monture adéquate pour le fusil-mitrailleur » et manie la truelle aussitôt en permission dans la propriété familiale. Carriériste ? Non, il a l’élégance d’une lettre respectueuse à Giraud évincé et fait part à Catroux de son désir de servir « avec le grade que l’on voudra, ou même sans grade, pourvu que ce soit au feu ». Sabreur inculte ? Non, cet autodidacte se passionne pour les relevés topographiques et dévore Saint Augustin et « La princesse de Clèves » sous sa tente. Écrivain talentueux et correspondant prolixe, ce sont les notes de ses carnets et une foule de lettres comme en échangeaient autrefois les gens de bonne éducation qui, largement utilisées par son biographe, permettent de mieux le cerner. Le destin a voulu que les unes et les autres subsistent dans leur texte initial sans être expurgées et révèlent, parfois avec naïveté, les défauts de la cuirasse : crainte de ne pas être à la hauteur suivie d’une satisfaction hautement proclamée, un brin de narcissisme et de snobisme, voire de fatuité se traduisant par l’amour des décorations et la sensibilité aux honneurs.
Est-ce dû au sexe de l’auteur ? Les femmes abondent. Il n’est question que « d’étranges créatures calmes et ardentes » revêtues de « robes longues ravissantes, mettant en valeur… ». Les actrices le font rêver : « Pour une femme, rien ne vaut les planches ». Dès que paraissent un jupon et un parfum subtil, Brosset entre en transe. Aussi, sans vouloir offenser quiconque, les circonstances du mariage paraissent-elles à contre-courant. Celui qui a dit : « Il ne faut courir ni après les femmes ni après les tramways, puisqu’il en passe toutes les cinq minutes », évoque le Costals des Jeunes filles. On verrait bien ce séducteur lier son sort à quelque aventurière « un peu vénéneuse » après avoir chaviré le cœur d’une flottille d’oies blanches. Et voici que le capitaine épouse une fille de général présentée « en bas de coton » dans un salon. Presque le coup du canapé ! Il est vrai que l’union sera exemplaire : Brosset fut bon époux et bon père.
Entre un flot initial de remerciements et une vaste biographie finale qui n’oublie pas les références conjugales, cette carrière menée tambour battant nous est racontée suivant un plan rigoureusement chronologique en cinq parties et vingt chapitres précédés chacun d’une alerte introduction-résumé confirmant la place de Geneviève Salkin parmi les disciples de Christophe, et coupés en très courts paragraphes qui scandent (et même… saucissonnent) la lecture. Le parcours du jeune officier débute par une longue période saharienne, ce « cloître » où méditèrent Psichari et Foucauld. Il en étudie les langages et les mœurs « patiemment, humblement » et y développe ses aptitudes innées : faculté d’adaptation, sens aigu de l’observation, rapidité d’exécution. Du fait de sa personnalité et de l’expérience acquise, Brosset fait partie de ces officiers qui se font remarquer en haut lieu dès les grades modestes. Faut-il pour autant laisser percer un certain mépris pour le monde des « brevetés », dont on s’est bien efforcé de faire partie, et accabler ces états-majors de la période 1939-1940 qui ne furent après tout que le reflet d’une nation ? Si la justification de l’échange de poste en temps de guerre entre la Lorraine (fût-ce au sein d’équipes sclérosées) et Bogota est un peu laborieuse, la compromission du ralliement immédiat à de Gaulle est téméraire. La suite permet une incursion dans une époque et un milieu tourmentés. Le jugement sur Darlan est accablant ; les réactions à Mers el-Kebir, au combat fratricide de Syrie, à l’exécution de Pucheu, sont ambiguës, en tout cas modérées. Les relations personnelles ne sont pas toujours faciles : atomes crochus avec Juin, accueil compréhensif des foucades de Larminat, rapports en dents de scie avec le roi Jean, mais là tout simplement parce que… « regardant agir de Lattre, Brosset a l’impression de se voir (lui-même) en caricature ! ». Comme tous les hommes de foi, Brosset connaît des moments de doute envers le de Gaulle d’Alger. S’il admire la silhouette du général Clark et l’organisation des Américains, il trouve leur « autorité mal élevée et méprisante ». Il relève avec regret les mésententes entre FFL, 2e DB, armée d’Afrique. Il rend un hommage mérité à l’opiniâtreté de la défense allemande en Italie.
Les quinze mois à la tête de la 1re DFL sont éblouissants. Le chef pratique, au grand dam de son état-major, un commandement souvent trop « direct » de cette grande unité aussi ardente que parfois pagailleuse.
Nos compliments à Mme Salkin ne seront pas « mitigés », pour lui chiper un de ses qualificatifs favoris, mais déniché ici une seule fois (page 69), car sans doute mal adapté au caractère impulsif du sujet. Nous nous permettrons néanmoins un reproche : même si à coup sûr un tri sévère a eu lieu dans une documentation abondante, l’essentiel risque de se trouver noyé dans le détail. Passe encore que l’enfance soit évoquée et qu’aucun rezzou ou contre-rezzou ne soit épargné, car c’est là que se forgea et s’affina l’homme, et on ne peut dire honnêtement que chez les méharistes les arbres cachent la forêt ! On ne fait pas une vie de Clemenceau en 1917. Cependant, le souci de ne rien laisser perdre conduit à citer le vol d’une montre (fût-elle en or et provenant du général Mangin) ou l’obtention, fort banale, d’un témoignage de satisfaction pour l’instruction des réserves. Que le héros se soit plongé avec délectation dans Sang et volupté à Bali et se pâme devant Germaine Sablon ne le différencient guère du vulgum pecus. Et que viennent faire dans cette galère Tony Blair dans le texte (page 85) et Voltaire dans l’index ? La période 1941-1942, consacrée à un tourisme de luxe de Nairobi à Palmyre entre deux thés dansants au King David, lequel ne se situe ni à Stalingrad ni à Guadalcanal (Brosset le reconnaît : « Une année passée avec huit jours de combats ») prend ainsi presque autant de volume que les campagnes d’Italie et de France.
Brosset a connu une mort bien dans son style, « luxueusement inutile, stupidement accidentelle ». Il n’est pas devenu un de ces « vieillards à feuilles de chêne » énonçant des oracles dans les journaux ou se fourvoyant dans la politique. Quelle chance ! s’exclame le septuagénaire pas trop pressé pour sa part de l’imiter. ♦