Conférence du ministre de l’Industrie et de la Recherche, le 10 mars 1975, devant l’Institut des hautes études de défense nationales (IHEDN), un auditoire qui rentrait précisément d’un voyage d’études au Moyen-Orient.
Les incidences de la crise pétrolière sur la politique industrielle de la France
Le sujet qui m’est proposé sous ce titre est en quelque sorte « taillé sur mesure » pour le Ministre de l’Industrie et de la Recherche, qui a également en charge les problèmes énergétiques de la France. Je n’insisterai pas sur l’importance de ces problèmes, qui conditionnent le développement et l’avenir de notre industrie : elle n’a d’ailleurs pas échappé à l’Institut des Hautes Études de Défense Nationale puisqu’il a choisi de s’y intéresser.
Je rappellerai d’abord rapidement comment s’est déroulé ce que l’on appelle la crise pétrolière et quelles en sont les conséquences pour notre balance commerciale. Nous verrons ensuite quel ordre de priorités s’est dégagé avant d’étudier comment cette crise nous conduit à réorienter tout notre appareil productif.
La crise de l’énergie
Chronologie de la crise
Chronologiquement, la crise éclate en octobre 1973 pendant la guerre israélo-arabe du Kippour, quand les pays du Golfe Persique décident de faire passer le prix du baril de pétrole de 3 dollars à 5 dollars, et deux mois plus tard de 5 dollars à 11,6 dollars.
Cependant, les prodromes de la crise remontent à l’année 1970 au cours de laquelle le marché international du pétrole devient acheteur. Ce renversement de tendance du marché fait suite à une grande stabilité des prix pendant la décennie précédente : en Francs constants, le prix moyen du pétrole importé en France a baissé de 30 % de 1955 à 1973.
Dès 1971, les pays de l’O.P.E.P. avaient manifesté leur volonté d’obtenir :
— un relèvement des prix affichés du pétrole,
— une majoration des redevances dues aux États producteurs,
— une part majoritaire du capital des sociétés exploitantes.
Les deux caractéristiques essentielles de la crise pétrolière sont :
— la réduction des niveaux de production et les décisions d’embargo,
— la hausse des prix du pétrole brut qui, en moins de trois mois, d’octobre à décembre 1973, ont pratiquement quadruplé.
D’autre part, cette crise pétrolière s’est développée dans un contexte économique caractérisé par :
— la hausse généralisée des matières premières en 1973,
— le dérèglement du système monétaire international depuis août 1971,
— une hausse des prix dans les pays industrialisés supérieure en moyenne à 7 %.
Les conséquences pour la France et les pays industrialisés
La hausse brutale et massive des prix du pétrole à la fin de cette année 1973 a frappé la plupart des grands pays consommateurs et a provoqué des déséquilibres dans leurs économies, mais la France est particulièrement touchée, en proportion beaucoup plus que d’autres pays industriels.
En 1973, nous avions consommé une quantité d’énergie équivalente à 180 millions de tonnes de pétrole à laquelle il faut ajouter 10 millions de tonnes de pétrole pour des usages non énergétiques. Sur ce total, 140 millions de tonnes d’équivalent pétrole, soit 75 %, ont été importées, le pétrole couvrant 66 % de nos besoins.
À titre de comparaison, les États-Unis n’importent que 11 % de leurs besoins énergétiques, l’Allemagne et la Grande-Bretagne autour de 50 %.
Seuls l’Italie et le Japon ont une situation de dépendance analogue à la France.
En outre, plusieurs pays industriels ont des possibilités de développer leurs ressources domestiques. Les États-Unis, grâce notamment à leurs immenses ressources en charbon ou aux schistes bitumineux, peuvent envisager une autonomie complète vers 1985-1990 ; l’Allemagne et la Grande-Bretagne ont de belles réserves de charbon à exploiter. La Hollande et la Grande-Bretagne peuvent aussi tirer beaucoup de gaz et de pétrole de la Mer du Nord.
Nos importations de pétrole nous ont coûté en 1974 plus de 45 milliards de Francs, soit une trentaine de milliards de plus qu’en 1973.
De matérielle qu’elle était du fait de l’embargo, la crise du pétrole est devenue financière. Elle est moins perceptible dans la vie quotidienne mais il est certain que l’hémorragie de devises qui en résulte pourrait avoir des conséquences presque aussi graves qu’une pénurie physique s’il n’y était pas porté remède assez rapidement.
Il ne s’agit pas non plus d’une crise passagère mais bien d’un phénomène durable. Personne ne peut aujourd’hui prévoir avec certitude comment évolueront à l’avenir les prix du pétrole. Le plus sage est de raisonner sur le niveau des prix actuels ; car à supposer qu’ils baissent un peu, ils resteront très vraisemblablement à un niveau sensiblement supérieur à celui d’avant la crise.
Les conséquences sur la balance commerciale et la balance des paiements
L’économie française est donc devenue étroitement tributaire du pétrole brut importé, et le solde de nos échanges extérieurs très sujet aux variations de prix de l’énergie.
Nos échanges extérieurs ont connu au cours des dernières années un développement sans précédent. Pendant les cinq dernières années, les exportations françaises ont progressé en valeur de 106 % et ont vu leur part dans le P N B passer de 12,5 % à 16 %. Simultanément, nos importations augmentaient, bien que dans de moindres proportions, de 84 %.
En 1973, nos exportations ont atteint 162 milliards de francs et nos importations 155 milliards de francs, soit un excédent de 7 milliards. Globalement, la situation du commerce extérieur français était alors satisfaisante.
Mais dès la fin 1973 et surtout au cours du premier semestre 1974, le relèvement du prix du pétrole et le renchérissement des matières premières ont creusé un très important déficit commercial.
Les achats de pétrole brut de la France ont représenté en 1974 une charge supplémentaire d’une trentaine de milliards de francs. Ce déséquilibre profond de notre balance énergétique s’est répercuté sur la balance commerciale.
Le déficit pour l’année 1974 est de 16 milliards de francs. On serait tenté de dire : il n’est que de 16 milliards. En effet, les prévisions établies en milieu d’année par les spécialistes laissaient craindre un déficit situé entre 20 et 30 milliards de francs.
Ce résultat, qu’on peut juger satisfaisant, est dû à un fléchissement de nos importations à partir du mois de septembre et au maintien d’un courant d’exportation élevé malgré un ralentissement de la demande dans les grands pays industrialisés.
Les résultats de décembre 1974 ont été particulièrement satisfaisants puisqu’ils se sont traduits par un solde positif de notre balance commerciale de 79 millions ; ce qui représente un taux de couverture de 102,1 %.
En janvier toutefois, le commerce extérieur s’est soldé à nouveau par un léger déficit inférieur à 500 millions de francs (taux de couverture 98,5 %).
Au-delà des fluctuations mensuelles, ces chiffres indiquent que la bataille du commerce extérieur n’est pas gagnée. Les efforts entrepris par les pouvoirs publics et les industriels doivent donc être poursuivis.
Le secteur des biens d’équipement s’est montré particulièrement dynamique. La progression des exportations d’équipements a atteint 26 % en un an, ce qui permet de dégager dans ce secteur un excédent de plus de 1 milliard de francs en janvier. Les ventes de biens d’équipement devraient continuer de se développer ces prochaines années à la suite des importants contrats conclus notamment avec les pays du Moyen-Orient. Les commandes ont atteint 52 milliards de francs en 1974 contre 22 milliards de francs en 1973.
Ce redéploiement tant sectoriel que géographique de nos échanges doit permettre de rétablir de manière durable un excédent de notre commerce extérieur.
Le conseil de planification réuni par le Président de la République sur ce sujet a prévu un retour à l’équilibre pour notre balance commerciale en 1976. C’est en 1980 au plus tard que notre balance des paiements courants devrait dégager un excédent permettant pendant la période ultérieure le remboursement progressif de la dette. Car il faut garder à l’esprit qu’en 1974 la France, pour financer les déficits des paiements, a dû emprunter 15 milliards de francs à moyen et long terme, ce qui va engendrer de lourdes charges financières en cette époque de taux d’intérêt élevés. En 1975, on prévoit 7 milliards d’emprunts à moyen et long terme pour financer le déficit extérieur.
Le rééquilibrage tant de la balance commerciale que de la balance des paiements constitue un objectif prioritaire. Il s’agit d’un problème essentiel, un déséquilibre durable n’est pas concevable. Ce rééquilibrage suppose :
— des économies d’énergie et de matières premières,
— une diversification de nos approvisionnements,
— un redéploiement industriel.
La politique de l’énergie
Un nouvel ordre des priorités est donc apparu rapidement : la tâche impérative, urgente, était de rétablir les équilibres détruits.
Les économies d’énergie
À moyen terme, notre politique énergétique vise à réduire le coût de l’énergie, à réduire notre consommation et la vulnérabilité de nos approvisionnements.
Mais l’approvisionnement en énergie est une affaire d’industrie minière et d’industrie lourde. C’est dire que les jeux sont déjà largement faits au moins jusqu’en 1980.
Dans l’immédiat, et pendant au moins cinq ans, il n’y a pas de véritable autre riposte qu’un contrôle de la consommation.
La recherche des économies possibles conduit à s’interroger sur la répartition de la consommation. Il apparaît alors qu’environ 36 % de l’énergie est employée pour le chauffage, environ 20 % pour les transports, environ 4 % pour les travaux agricoles, et environ 40 % pour l’industrie.
Qu’il s’agisse de chauffage, de circulation automobile ou de fuel industriel, un dispositif complet a été mis en place qui vise à être efficace, sans compromettre ni l’activité ni l’emploi. Pour le chauffage, ont été institués un rationnement du fuel oil domestique et la réduction à 20° de la température des locaux (décret du 3 décembre 1974). Pour les transports, en particulier les transports automobiles, la limitation de la vitesse a été généralisée sur les routes et autoroutes.
Dans l’industrie, des économies très importantes peuvent être réalisées par l’élimination des gaspillages bien sûr, mais surtout par des investissements appropriés. Quand on sait que 4.000 établissements consomment environ 90 % du fuel industriel, que 1.200 établissements consomment environ les 2/3 du fuel industriel, on comprend qu’une action puisse être menée au niveau des entreprises elles-mêmes afin qu’elles procèdent d’une part aux économies immédiates, d’autre part aux investissements qui permettront une réduction sensible de leur consommation.
L’encadrement de la consommation de fuel lourd sera suffisamment contraignant pour amener les industriels à engager des efforts sérieux d’économies sans être rigide, ce qui risquerait de compromettre l’activité et l’emploi dans certains établissements. Ce résultat sera atteint par un mécanisme de pénalités financières, une taxe qui frappera les consommations excédentaires par rapport aux quotas attribués.
Parallèlement sera mis en place un système de primes aux investissements industriels économisant l’énergie, système dont le financement sera assuré par le produit de la taxe.
Dans le programme de l’Agence pour les Économies d’Énergie, une priorité sera accordée à l’étude technique et économique de l’utilisation des calories perdues dans l’industrie.
Les économies de matières premières
Les économies sont possibles, non seulement pour l’énergie mais aussi pour les matières premières. La recherche constante d’économies de matières premières suppose un effort pour infléchir les habitudes actuelles de la production industrielle et de la consommation.
Cet effort peut se traduire à deux niveaux :
1° Par le recyclage rationnel des sous-produits et des déchets :
L’exploitation des déchets ménagers ou industriels comme source de matières premières est moins développée qu’elle ne pourrait l’être ; un meilleur recyclage, techniquement possible, est aussi économiquement souhaitable. Il concerne dès aujourd’hui des quantités considérables (en 1973, 11 MT d’ordures ménagères, 13 MT de déchets industriels et commerciaux, 100 MT de déchets des industries extractives) qui restent encore sous-exploitées.
2° Par l’utilisation judicieuse des matières premières dans les processus de production.
Une économie de matières premières est possible par une utilisation judicieuse dans les fabrications. Vont dans ce sens :
— la substitution des matériaux entre eux ;
— l’allégement raisonné des produits dont la fabrication pourrait incorporer moins de matières premières sans diminuer le service qu’ils rendent ;
— la durée de la vie des produits industriels, dont la réduction quasi générale, actuellement observée, est un facteur important de dépenses de matières premières. L’ensemble des problèmes de la réparation est un élément essentiel pour cette durée de vie.
L’effort déjà entrepris pour infléchir la production industrielle et les habitudes de consommation doit être poursuivi dans trois directions :
• Réduire la consommation de matières premières incorporées aux produits sans altérer leur qualité et le service rendu (lutte contre le gaspillage) ;
• Substituer à certains matériaux rares ou coûteux des matériaux plus disponibles pouvant remplir les mêmes fonctions ;
• Accentuer l’exploitation des déchets ménagers ou industriels qui fournissent déjà une part notable, mais non optimale, de nos approvisionnements.
En pratique, il paraît souhaitable de combiner des mesures réglementaires, qui pourraient être limitées à la correction des dispositions actuelles poussant indirectement à certaines formes de gaspillage, et des mesures financières utilisées pour déplacer l’optimum économique au profit de la réutilisation des déchets par rapport aux matières viables.
Des actions seront engagées de façon prioritaire dans certains secteurs-pilotes : recyclage et économie dans l’emballage des liquides alimentaires (verre et matières plastiques), recyclage des papiers et cartons, économies de cuivre et de phosphates.
Pour chaque secteur, le ministère de l’Industrie et de la Recherche établira un programme détaillé avec un échéancier et précisera, le cas échéant, les besoins en encadrement et en moyens financiers qui seraient nécessaires. Il s’agira, en particulier, d’augmenter les taux de récupération du cuivre, du papier et du fer, et de freiner le développement des emballages perdus.
La diversification des sources d’approvisionnement en énergie
Enfin, parmi les ripostes possibles à la crise pétrolière, outre les économies d’énergie et de matières premières, il y a la diversification de notre approvisionnement.
En 1974, la France était tributaire à 76 % de l’importation pour son approvisionnement énergétique. L’objectif est de ramener ce taux entre 55 et 60 % en 1985 par le jeu des économies de consommation et le développement de la production nationale (Recherches en mer d’Iroise, charbon, énergies nouvelles, électronucléaire).
La diversification de notre approvisionnement en énergie sera recherchée en jouant simultanément sur l’origine des importations, les formes d’énergie et les conditions d’approvisionnement.
Pour les origines, aucun pays ne devrait fournir plus de 15 % de notre approvisionnement.
Pour les formes d’énergie, leurs parts respectives dans la couverture des besoins énergétiques français pourraient évoluer de telle sorte qu’en 1985 le pétrole couvre 40 % (en 1973, 66 %), le charbon 13 % (en 1973, 17 %) le gaz 15,5 % (en 1973, 9 %), l’électricité 30,5 % dont le nucléaire 25 % (en 1973, l’électricité couvrait 8 % dont 2 % nucléaire). Les énergies nouvelles couvriront en 1985 2 % de nos besoins.
La part des énergies nouvelles peut sembler faible ; il faut savoir que, pour la plupart d’entre elles, les dépenses que nécessite leur développement sont élevées, tandis que les économies qu’elles permettent d’espérer sont limitées. À titre d’exemple, pour diminuer notre importation de pétrole de 1 tonne par an en 1985, il faut investir :
100.000 F pour l’énergie solaire photovoltaïque
10.000 F pour la chaleur solaire
1.500 à 2.500 F pour la géothermie
2.500 F pour la fermentation méthanique
Les objectifs actuellement envisagés pour cette date sont les suivants :
0,02 M. TEP pour l’énergie solaire photovoltaïque
0,4 M. TEP pour la chaleur solaire
1,5 M. TEP pour la géothermie
2 M. TEP pour la fermentation méthanique
alors que l’investissement nécessaire pour diminuer notre importation de pétrole de 1 M. TEP par an en 1985 est de 1.300 F pour l’électro-nucléaire et l’économie annuelle qui pourrait être atteinte : 60 M. TEP.
Les seuls chiffres comparables sont ceux des innovations techniques dans l’industrie ; l’investissement est de 1.500 F, les économies annuelles de 20 M. TEP, ce qui explique que la diversification de notre approvisionnement passe par le développement de l’énergie nucléaire.
Le redéploiement industriel
Cependant, la solution des difficultés nées de la crise du pétrole ne réside pas seulement dans une politique de l’énergie, mais dans un ensemble de mesures permettant de réorienter notre appareil productif car la crise conjoncturelle que nous connaissons s’accompagne de modifications profondes de nos structures industrielles. La hausse considérable du coût de l’énergie et des matières premières va modifier sensiblement les prix relatifs des produits manufacturés et donc la demande des consommateurs. Certains secteurs, tels celui de l’automobile, voient leur importance décroître ; d’autres, tels que l’électronucléaire, l’électronique, le matériel ferroviaire, vont au contraire connaître un accroissement très rapide.
La part de chacun de ces secteurs dans l’économie nationale va se modifier considérablement, entraînant des changements de structures industrielles, d’équilibres régionaux, de répartition de main-d’œuvre, d’orientation des financements.
Analyse de l’environnement international
Avant d’aborder l’examen des problèmes spécifiques de l’industrie française au seuil de ces transformations, ainsi que les orientations prioritaires, je voudrais dire quelques mots de l’environnement international dans lequel s’inscrit notre développement.
Qu’on le veuille ou non, cet environnement continue d’être marqué par la puissance économique des États-Unis.
Au vu des déficits successifs de la balance des paiements américains, des deux dévaluations du dollar et de la décroissance du P.N.B. américain au cours de l’année passée, certains ont pu parler d’un déclin relatif des États-Unis. Il n’en reste pas moins que l’organisation particulièrement efficace du financement de leur industrie au niveau mondial, la domination qu’ils exercent sur le marché des industries de pointe, le haut niveau de leur productivité, enfin et peut-être surtout dans la période actuelle, leur relative indépendance technologique, confèrent encore aux États-Unis des avantages considérables par rapport à l’Europe et au Japon.
L’Europe et le Japon ont connu au cours des quinze dernières années une croissance très nettement supérieure à celle des États-Unis et qui en a fait des géants industriels et commerciaux. Elle leur a permis de se lancer avec un succès technique indéniable, notamment dans le cas de la France, dans le domaine des industries de pointe, qu’il s’agisse de l’atome, de l’informatique ou de l’aéronautique. Elle les a conduits à concurrencer vivement les États-Unis dans la recherche des marchés extérieurs, en particulier pour les biens d’équipement à l’exportation et les matières premières à l’importation.
Mais, parallèlement à cette évolution, on assiste maintenant à l’entrée de nouveaux acteurs sur la scène économique mondiale. Il s’agit essentiellement des pays de l’Est qui s’ouvrent chaque jour davantage au commerce international, et des pays du Tiers-Monde, notamment ceux qui produisent du pétrole.
La montée des pays producteurs a d’importantes incidences sur le financement ou la restructuration de l’industrie des pays développés. Les richesses soudainement quadruplées de ces pays peuvent aussi donner lieu à des projets de développement industriel auxquels devront être associés les pays technologiquement avancés. Dans cette coopération renforcée avec le Tiers-Monde réside certainement une solution au recyclage des capitaux excédentaires ainsi qu’à la relance industrielle des grandes puissances économiques.
Enfin, la restructuration mondiale des activités, qu’il s’agisse de la production ou des services de financement de recherche et de distribution, avive la concurrence internationale et met l’accent sur la compétitivité. Or, cette compétitivité s’inscrit à présent dans le cadre d’une spécialisation internationale du travail accentuée par le rôle qu’y jouent les firmes multinationales. Celles-ci organisent leur production à l’échelle mondiale en jouant sur les disparités des coûts de production et de formation de la main-d’œuvre, sur la mobilité du capital, sur la diminution relative des coûts de transports.
Si la division du travail entre les pays développés et les autres est la plus manifeste, celle qui existe entre les pays développés eux-mêmes n’est pas moins importante puisqu’elle met en jeu non seulement les industries de pointe et le potentiel de recherche mais également, et de manière plus générale, l’évolution de l’industrie vers une production à plus grande valeur ajoutée.
Place de l’industrie française dans le contexte international
J’ai insisté sur l’évolution de l’environnement économique mondial et ses conséquences sur la redistribution des activités. Il me semble en effet que c’est par rapport à ce contexte que l’on doit analyser les problèmes spécifiques qui se posent à l’industrie française et dégager les priorités d’action.
Il est indéniable que, depuis une quinzaine d’années, l’industrie française a réalisé des progrès considérables et que les objectifs des Ve et VIe Plans, marqués par « l’impératif industriel », ont été atteints. Or, la crise de l’énergie remet en cause la réalisation de ces objectifs et du même coup souligne les faiblesses structurelles dont souffre encore l’industrie française. Quelles sont ces faiblesses ?
• L’examen de notre structure d’activités, en grands secteurs, fait apparaître la part relativement modeste de l’industrie (39 %), par rapport aux pays industrialisés comparables. Ce pourcentage tend à se stabiliser, la réduction de la population active agricole étant compensée par l’accroissement de celle employée dans les services. Il serait cependant erroné de conclure que la stabilisation de l’industrie et la croissance du tertiaire font dès maintenant de la France un pays post-industriel. De nombreuses activités, aussi bien dans les services que dans l’agriculture, ont encore une productivité faible par rapport à celle de nos principaux partenaires.
D’ailleurs, même dans une société post-industrielle, il est faux de penser qu’une économie dans laquelle les services occupent une place croissante puisse négliger le développement industriel. Celui-ci est en effet seul à dégager les ressources nécessaires au financement de services en expansion.
Il y a donc encore en France un problème de structure d’activités qui conduit à penser que le développement industriel reste une priorité. Malgré les problèmes actuels d’emploi, ce développement devrait pouvoir simultanément absorber une part de main-d’œuvre plus importante et gagner encore en productivité : c’est une question d’attraction de capitaux et de choix d’investissements. Telle est la condition du passage, à terme, à une forme de société qui ne s’établisse pas au détriment du niveau de vie des Français.
• Un autre problème est celui des structures industrielles pour lesquelles, malgré l’effort accompli, la France présente encore, par rapport à ses principaux partenaires, un certain retard. Les concentrations et les fusions accomplies au cours des derniers plans ont concerné en priorité les groupes ouverts à la concurrence internationale et laissé quelque peu à l’écart les entreprises qui relèvent des secteurs abrités. La concurrence internationale devenant plus aiguë, l’effort en faveur de la modernisation des structures industrielles doit être maintenu sans pour autant négliger les petites et moyennes entreprises qui ont un rôle important à jouer dans le développement industriel.
• En ce qui concerne le commerce extérieur, l’effort à fournir est également important. Comme vous le savez, c’est le renchérissement du prix de l’énergie qui a rendu notre balance commerciale déficitaire. Même si l’on ne peut écarter définitivement l’hypothèse d’un abaissement des prix du pétrole, le rétablissement de notre balance passe cependant avant tout par un effort accru à l’exportation et par une amélioration de la structure de nos échanges extérieurs. La crise actuelle ne frappe pas également tous les secteurs. La demande des biens d’équipement continue d’être forte notamment dans les pays de l’Est et du Tiers-Monde. Si la France n’est pas mal placée pour certains secteurs, notamment la mécanique et l’automobile, nous souffrons encore d’un déséquilibre avec nos principaux partenaires en ce qui concerne les biens d’équipement.
La politique industrielle
L’examen des problèmes structurels de l’industrie française conduit à parler de priorités d’action qui s’inscrivent dans le cadre d’une politique industrielle à long terme.
Je rappelle préalablement que le développement industriel n’est pas une fin en soi. Il renvoie à un projet de société qui doit guider les choix non seulement en matière d’investissements mais également en matière de politique sectorielle. Le cas de l’automobile et des transports collectifs est, à cet égard, exemplaire.
Nos priorités sont de deux ordres : tout d’abord consolider la position de la France dans la restructuration des activités productives à l’échelle mondiale ; ensuite, faire en sorte que le développement industriel ne se fasse pas malgré les Français, qu’il corresponde à leurs besoins et ne nuise pas à la qualité de leur vie.
Prenons le premier objectif : la spécialisation internationale du travail a des conséquences qui peuvent menacer divers secteurs de notre économie. En ce qui concerne les industries de pointe, les difficultés financières de la France et des autres pays européens ne doivent pas conduire à ralentir les efforts orientés vers la recherche et la technologie : en ce qui concerne les industries de main-d’œuvre, il faut être conscient de la concurrence croissante qui leur sera portée par les pays moins développés que le nôtre. Il s’agit pour nous de préparer cette mutation, au besoin par le biais de la coopération, avant qu’elle ne nous surprenne.
La modification des implantations touche également les industries lourdes motrices du développement. Les projets des pays producteurs de pétrole en matière de pétrochimie et de sidérurgie sont significatifs à cet égard. Ils remettent en cause les extensions de capacité envisagées par les pays développés, notamment dans les zones industrialo-portuaires.
Certains secteurs peuvent cependant tirer profit de cette redistribution d’activités. Il s’agit essentiellement des biens d’équipement à haute valeur ajoutée pour lesquels les pays développés conservent une supériorité nette.
Dans ce contexte de spécialisation internationale, les stratégies industrielles doivent tenir compte d’un certain nombre d’aspects prioritaires.
— Tout d’abord la préservation de notre autonomie. Celle-ci implique la généralisation de procédures de concertation avec les firmes multinationales, le maintien de notre effort de recherche et son accentuation au niveau européen, et la limitation de la dépendance énergétique par la lutte contre le gaspillage et le développement de ressources propres telles que l’énergie nucléaire et la géothermie.
— En second lieu, une restructuration de notre appareil industriel qui entraîne une valorisation de nos exportations. Il y a lieu ici de conjuguer l’effort vers une production à plus grande valeur ajoutée et vers une production de biens et de services dont la demande va croître, dans les pays développés du fait d’un changement dans le mode de croissance, et dans le Tiers-Monde du fait de l’industrialisation.
— Enfin, au niveau de l’emploi, il faut faire des choix entre l’internationalisation de la production, la recherche de technologies plus compétitives et la reconversion d’activités secteur par secteur.
Ainsi la concurrence internationale et la redistribution mondiale des activités poussent-elles la France à chercher la valorisation de son potentiel productif. Cette valorisation implique un effort de formation et de qualification de la main-d’œuvre, une promotion du travail industriel, enfin, dans les secteurs où un effort national serait insuffisant, une réelle coopération européenne.
Le deuxième objectif est de faire en sorte que le développement industriel corresponde aux aspirations des Français et ne s’oppose pas au développement tout court.
Comme lors de la reconstruction économique de l’après-guerre nous sommes entrés dans une période de rupture profonde des équilibres, et pour les rétablir il est indispensable que l’État intervienne pour accélérer les mutations nécessaires, la restructuration des secteurs en perte de vitesse ou le développement de ceux à forte croissance potentielle.
Cette intervention sera :
• incitative, que ce soit dans le domaine fiscal, réglementaire ou financier.
• sélective, c’est-à-dire localisée sur un certain nombre de secteurs industriels homogènes préalablement retenus,
• pluriannuelle, s’étendant sur une période de trois à cinq ans afin que les actions entreprises puissent porter leurs fruits,
• coordonnée, au niveau de la politique menée par les différents départements ministériels concernés.
Deux secteurs paraissent essentiels : d’abord les industries d’équipement pour lesquelles la demande est peu sensible à une hausse de prix et s’accélère dans les périodes de croissance. Comme le montre l’exemple allemand, ces industries peuvent dégager de larges excédents commerciaux, même en période difficile. C’est dire qu’il faut doter la France d’une industrie d’équipement de premier ordre, tournée en priorité vers les marchés extérieurs, développant au maximum et utilisant au mieux les infrastructures industrielles et la main-d’œuvre de qualité dont nous disposons.
D’autre part, les industries de pointe, regardées jusqu’à présent comme des entreprises de prestige où les considérations de compétitivité n’avaient guère de place, paraissent maintenant les mieux adaptées aux possibilités des économies occidentales et devraient voir de nouveaux débouchés s’ouvrir à elles, qu’il s’agisse de nucléaire, d’électronique, d’informatique, voire d’aérospatial. Cette orientation implique de la part de l’État un soutien consacré à la recherche et à la diffusion de l’innovation, au financement de la croissance d’entreprises moyennes et à l’expansion de leurs exportations.
Qu’il s’agisse d’opérations de conversion ou de développement, la méthode adoptée sera celle des programmes d’action sectoriels établis en liaison avec les organisations professionnelles et syndicales et destinés à analyser la situation des secteurs, à élaborer des orientations à moyen et long terme en matière de croissance d’investissements, d’emploi, de balance commerciale, comme par le passé, mais aussi de restructuration. Ces plans devront atteindre un degré d’analyse très fin au niveau des entreprises et permettre de passer entre l’État et certaines firmes de véritables « contrats de développement » : ceux-ci marqueront l’accord entre la politique industrielle des pouvoirs publics et la stratégie propre de l’entreprise et permettront d’assurer une véritable cohérence des différentes formes d’aide publique.
La liste des secteurs répondant aux objectifs fixés est en cours d’établissement en liaison avec le Commissariat au Plan ; dès janvier ont été lancés un certain nombre de plans-pilotes dans des secteurs qui, à l’évidence, y répondent : le bois-papier, la péri-informatique, les machines-outils, le matériel de travaux publics, l’imprimerie, les équipements automobiles.
Ce redéploiement industriel exigera une modification complète des méthodes de programmation. Il faut étudier des scénarios contrastés, permettant de définir une ligne d’action pour le cas où des situations complètement nouvelles apparaîtraient. Telle est la tâche du Conseil de Planification créé par le Président de la République et du Ministère de l’Industrie et de la Recherche, qui a constitué un groupe de réflexion sur les stratégies industrielles.
Cette réflexion stratégique sera inspirée par trois préoccupations fondamentales : le maintien de l’emploi dans une période de croissance modérée, la sauvegarde de notre liberté d’action et l’amélioration de la qualité de la vie, qui constituent autant d’impératifs pour une politique industrielle bien comprise.
L’économie française, qui a accompli des efforts importants ces dernières années, est soumise, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur, à un certain nombre de défis qui impliquent des mutations profondes. L’industrie apparaît comme devant jouer un rôle essentiel dans cette conjoncture nouvelle.
Dans cet effort exceptionnel demandé à notre appareil industriel, nous avons de nombreux atouts et nous pouvons faire face ; il faut savoir en effet, dans ces périodes difficiles, tourner à notre avantage les accidents tels que celui de la crise pétrolière et, sans craindre le paradoxe, je dirai même que la crise pétrolière peut représenter sinon une chance, du moins une occasion à saisir pour notre industrie, si nous savons envisager les contraintes qu’elle nous impose comme autant d’occasions de faire preuve d’esprit inventif, sachant que de la capacité et de la rapidité du pays à répondre à la situation actuelle et aux aléas de l’avenir, dépend pour demain sa capacité d’action et son indépendance au sein des nations. ♦