La dimension d’un roi, Hassan II
Hassan II a régné plus de trente-huit ans, jusqu’à ce jour du 23 juillet 1999 où il est décédé, deux semaines après l’avènement de son soixante-dixième anniversaire. L’universitaire Issa Babana el Alaoui consacre au souverain marocain un ouvrage intéressant sur certains aspects de sa biographie et sur ses principales réalisations politiques et culturelles. Dans cet essai historique, l’objectif essentiel de l’auteur est de rendre un hommage appuyé à celui qu’il n’hésite pas à qualifier « d’homme de génie ». L’une des grandes lignes de force du livre repose sur une condamnation sans équivoque du général Oufkir. L’ancien ministre de l’Intérieur est rendu responsable des trois grands drames qui ont failli ébranler le Royaume chérifien : la disparition de l’opposant Ben Barka en octobre 1965 à Paris, la tentative de coup d’État au palais de Skhirat en juillet 1971 et l’attaque du Boeing royal dans les airs en août 1972.
Pour l’auteur, l’enlèvement de Ben Barka a été une « affaire salissante », aussi bien pour le Maroc que pour la France. Dans la longue partie consacrée à cette question embarrassante, qui a perturbé pendant longtemps les relations entre Paris et Rabat, l’universitaire marocain innocente complètement le roi Hassan II. Ben Barka était certes un opposant, mais c’était avant tout un monarchiste. Les principes sur lesquels se basait son programme étaient comparables en grande partie aux concepts politiques et économiques du monarque. « Assemblée constituante, réforme agraire, disparition des bases militaires étrangères, démocratie et socialisme, caractère indispensable de l’autorité de la monarchie » constituaient les thèmes majeurs auxquels s’accrochait le chef de l’UNFP (Union nationale des forces populaires). Toutefois, le monarchiste Ben Barka était également un révolutionnaire. Il manifestait une « tendance socialiste radicale prosoviétique prononcée, pour ne pas dire extrémiste ». Cette nuance importante le différenciait du roi. Malgré cette dissemblance, le souverain marocain a tracé un portrait élogieux de son ancien professeur de mathématiques : « C’était une personnalité attachante, un tempérament bouillant, énergique… C’était un agitateur, mais très intelligent… Il éprouvait au début une passion et une curiosité pour la science qui se sont transformées en passion et en curiosité pour la politique ». Contrairement à ce que certains journalistes ont insinué, Hassan II n’a rien à voir avec la disparition de cette figure de l’opposition marocaine. Sur ce dossier explosif, l’auteur est catégorique : l’assassinat de Ben Barka a été organisé par le général Oufkir. Cette assertion est cependant contredite par d’autres écrivains qui se sont abondamment exprimés sur ce sujet controversé. Ce dramatique événement comporte encore aujourd’hui de nombreux mystères. Le débat est loin d’être clos.
Le complot au palais de Skhirat s’est terminé dans un bain de sang. Les mutins, « mis en condition » sous l’effet d’une drogue, avaient provoqué un effroyable carnage dans la résidence d’été du monarque chérifien parce qu’on leur avait fait croire que « la vie de Sa Majesté le Roi était en danger ». Le sang-froid, le courage, l’imagination et l’habileté du souverain feront finalement échouer ce coup d’État mal préparé. Ces quatre mêmes qualités sauveront encore Hassan II, un an plus tard dans le ciel marocain, lors de l’attaque, par quatre avions de chasse, du Boeing qui le ramenait d’un séjour en France. Dénoncé par les pilotes agresseurs, Oufkir sera contraint de se suicider dans le palais royal quelques jours plus tard. Selon l’auteur, « le problème d’Oufkir n’était pas la monarchie… son véritable objectif, c’était le changement dans la continuité. La continuité de la monarchie, mais comme il la voyait lui, à sa guise : une monarchie dictatoriale qu’il espérait diriger avec ses acolytes d’une main de fer… Une “monarchie-anarchie” en somme. Il aurait été un « roi de fait », protecteur du futur souverain légitime, avec un Conseil de régence dont le mandat aurait duré au moins treize ans. Telle est du moins l’opinion défendue par Issa Babana el Alaoui ».
L’auteur consacre également un long chapitre au problème du Sahara occidental, qui a constitué l’une des préoccupations majeures du monarque. Quelques mois après l’annonce du verdict de la Cour internationale de justice qui reconnaissait « qu’il existait entre le Sahara et le royaume du Maroc des liens juridiques et d’allégeance », Hassan II « décida de franchir le Rubicon pour la libération de la dernière partie colonisée de son pays, avec le génie de César, mais sans ses légions ». Le roi lança ainsi la fameuse Marche verte le 6 novembre 1975. L’événement historique ne fut pas un simple « voyage aller et retour au Sahara de 350 000 Marocains », mais une authentique marche patriotique qui rassembla dans un même espace géographique « hommes et femmes, jeunes et vieux, riches et pauvres, intellectuels et analphabètes, citadins et campagnards, politiques et apolitiques, personnalités de haut niveau et personnages ordinaires ». Le succès incontestable de cette manifestation populaire mit en relief l’étonnante faculté du souverain marocain à mobiliser son peuple pour une cause nationale.
Dans son livre, Issa Babana el Alaoui insiste également sur l’œuvre accomplie par Hassan II dans les domaines religieux et culturel. Parmi les réalisations du Commandeur des croyants, l’auteur mentionne la création en 1964 de Dar Al Hadith Al Hassania, un établissement d’enseignement supérieur de la loi de l’islam pour former des prédicateurs, des jurisconsultes et des théologiens. Des centaines de docteurs et ulémas, de divers niveaux et spécialités de la religion musulmane, de différentes nationalités, ont ainsi été instruits durant les trente-cinq ans d’existence de cette « grande école ». Il y a aussi l’institution des causeries religieuses durant le mois sacré de ramadan qui a rassemblé « sous la haute présidence du souverain » des conférenciers venus de tous les pays du monde islamique. L’influence religieuse la plus importante du « descendant du Prophète » reste toutefois l’action qu’il a engagée, dès son accession au trône, en faveur d’une entente entre les trois religions monothéistes : le judaïsme, le christianisme et l’islam. La reconnaissance et le respect de l’islam à l’égard des deux autres confessions monothéistes ont engagé le Commandeur des croyants à bien connaître tous les préceptes des religions de Moïse et de Jésus. Cette bonne connaissance a permis au monarque chérifien de lancer un dialogue constructif avec les grandes figures religieuses, en particulier avec le pape Jean-Paul II. Dans leurs discussions, le roi Hassan II et le chef de l’Église catholique ont notamment privilégié une attitude de compréhension mutuelle dans l’examen des problèmes théologiques entre juifs, chrétiens et musulmans concernant la ville sainte de Jérusalem. En cette époque contemporaine, « si traversée d’intolérances, de fanatismes, d’antagonismes, de haines attisées et de sanglants affrontements », ces rencontres ont représenté un « résultat considérable ». Le souverain marocain a ainsi contribué activement au rapprochement des communautés chrétienne, islamique et juive, et sous bien des aspects, au processus de paix entre Israéliens et Arabes au Proche-Orient. Au total, la dimension politique et culturelle du roi Hassan II a donné au Maroc une place de choix, non seulement dans le monde musulman, mais aussi sur l’échiquier international. Le souverain disparu a légué un vaste héritage à son fils Mohamed VI, qui a pour destin de le faire fructifier. ♦