Le monde change sous nos yeux, mais pouvons-nous apercevoir les courants profonds qui y sont à l'œuvre et les distinguer de l'écume des jours ? Sur ce thème qui lui est familier et qu'il aborde chaque année devant les auditeurs de l'Institut des hautes études de défense nationale (IHEDN), André Fontaine, rédacteur en chef du journal Le Monde, nous livre ici le fruit de ses observations et de sa réflexion.
Les courants profonds et l'écume de l'actualité
Existe-t-il, dans la politique internationale, pour reprendre les expressions dont se sert la stratégie moderne, des « tendances lourdes », voire des « invariants » ? Le moment peut paraître mal venu de poser la question, après une année qui a été marquée, de Washington à Tokyo, de Buenos Aires à Jérusalem, de Paris à Athènes, de Bonn à Addis Abeba et de Londres à Lisbonne, par un renouvellement massif des chefs de file, et alors que, de Moscou à Madrid et de Pékin à Belgrade, l’âge des dirigeants ou leur état de santé annonce les inévitables relèves. Alors que la décolonisation de l’empire portugais amorce la redistribution des cartes en Afrique australe. Alors surtout que les pays producteurs de pétrole émergent, aux côtés de « super-grands » fatigués, comme les grands premiers rôles de la politique internationale. Ces changements venant après tant d’autres qui, en trente ans, ont réduit l’Europe, pendant des siècles maîtresse du monde, au rôle d’objet presque muet des rivalités de ses héritiers, on est tenté de conclure avec Marx que décidément la seule constante de l’Histoire, c’est le changement.
Comment cependant ne pas être frappé en même temps par les permanences, les récurrences dont cette même Histoire est chargée ? Le peuple juif est revenu sur la terre d’où il avait été chassé il y a près de deux millénaires. Arabes et Chinois se sont réveillés d’un sommeil de plusieurs siècles. Les ambitions du Chah d’Iran se nourrissent de la gloire de Cyrus. L’Allemagne et le Japon qui n’étaient plus que cendres en 1945 sont redevenus des géants économiques plus solides et plus prospères que leurs vainqueurs d’hier. La Pologne, quatre fois partagée, en est à sa quatrième résurrection. Les Français du Québec redressent une tête longtemps courbée. On pourrait continuer longtemps. N’ayons garde cependant d’oublier la France, fidèle, de Hugues Capet à Giscard d’Estaing, à l’indépendance et au centralisme : mystérieuse persistance, au-delà des personnes et des régimes, d’une volonté nationale ; car après tout Jeanne d’Arc aurait pu ne pas exister, les Girondins l’emporter sur les Jacobins, la communauté européenne de défense être approuvée par l’Assemblée nationale.
Les permanences ne sont pas moins profondes dans les comportements, les mentalités, quelle que soit l’ampleur de leur adaptation, qui n’est pas mince, à l’esprit du siècle. A-t-on beaucoup ajouté, depuis Thucydide, au discours de guerre ? Connaît-on, en faveur du recours aux armes, de la paix, de la neutralité, de l’alliance, de l’offensive, de la retraite, beaucoup d’argumentations qui ne se trouvent sous sa plume ? Les ombres formidables de Shakespeare et de Machiavel ne continuent-elles pas, à l’ère nucléaire, de dominer la scène politique ?
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