C’est après avoir fait l’inventaire des raisons pour lesquelles l’Europe a brouillé les pistes de sa sécurité, tentée par le repli, déstabilisée par une crise financière qui l’a divisée, embarrassée par la coordination entre l’UE et l’Otan, que l’auteur invite à un sursaut de défense des Européens pour prendre mieux en charge leur environnement de sécurité.
Entre tentation du repli et fatalisme du déclin : l’Europe face à ses responsabilités
Between the Temptation of Withdrawal and the Fatalism of the Decline of a Europe Faced with her Responsibilities
It is after having completed the list of reasons for which Europe has obscured the path of security, tempted by withdrawal, destabilized by a divisive financial crisis, and embarrassed by the lack of coordination between the EU and NATO, that the author calls for a jump-start of a European defense to better take charge of their own security environment.
L’isolationnisme est un concept généralement rattaché à l’une des grandes options de la politique étrangère américaine depuis le début du XIXe siècle. Refus délibéré de se mêler des affaires du monde, priorité donnée à l’économie et aux enjeux intérieurs, négligence ou mépris assumé des crises n’affectant prétendument pas les intérêts vitaux du pays, cette doctrine à géométrie variable pourrait bien devenir, de façon plus insidieuse que délibérée, le marqueur des politiques européennes de défense dans les années à venir.
Ce constat quelque peu provocateur relève bien entendu d’une forme de caricature. Force est pourtant de constater que la conjonction d’une crise budgétaire majeure, amplifiant les carences capacitaires de tous les États européens, et une réticence politique (on pourrait même dire psychologique) à l’engagement extérieur (autre que via une « diplomatie douce » fort honorable mais à l’efficacité aléatoire) augure mal d’une posture ambitieuse de la part des Européens ; qu’ils soient considérés collectivement au travers d’une Union européenne toujours balbutiante sur la scène internationale, ou individuellement, les arbres français, britannique ou allemand cachant de plus en plus mal la forêt de passivité ou de résignation des autres Européens.
Multipolarité inhibitrice
L’Europe n’a pourtant pas été surprise par une multipolarité à laquelle elle a contribué, en devenant une puissance commerciale dans les années 1980 et en entendant s’affirmer sur le plan monétaire mais aussi diplomatique dans les années 1990 (Maastricht comprend à la fois la monnaie unique et la Politique extérieure et de sécurité commune, la Pesc). Les pays européens, au premier rang desquels la France, ont également souvent appelé de leurs vœux un rééquilibrage face à « l’hyperpuissance » américaine, et applaudi à l’avènement d’une multipolarité supposée stabilisatrice en elle-même (ce qui, de mon point de vue, frise le contresens…). Mais entre l’observation lucide, le constat objectif de l’émergence de la multipolarité, d’une part et la capacité à exister et à affirmer ses intérêts dans ce nouveau contexte, d’autre part, il existe un immense fossé qu’aucune volonté politique ne semble venir combler. Et que la crise économique et financière aiguë ne vient qu’approfondir dramatiquement.
L’avènement d’un monde multipolaire est incontestable et irréversible sur le plan économique et commercial. Les hiérarchies sont bousculées et il n’y aura pas de retour en arrière. Au mieux, les probables crises de croissance des émergents permettront-elles un rééquilibrage mais certainement pas le retour d’une prééminence occidentale. Sur le plan diplomatique et sécuritaire, en revanche, la multipolarité s’affirme mais n’est pas aboutie et reste encore largement asymétrique.
Les voix de l’Afrique du Sud, du Brésil, de l’Inde ou de la Turquie notamment se font de plus en plus entendre mais les velléités d’affirmation politico-militaire n’ont pas encore totalement bouleversé l’échiquier mondial et ses règles héritées de l’après-Seconde Guerre mondiale et de l’après-guerre froide. Cela ne signifie nullement que la poussée des émergents dans les domaines diplomatique et sécuritaire doive être négligée mais la remise en question des hiérarchies relève, à ce stade, plus d’un lent processus saccadé que d’une irrésistible poussée linéaire. Hormis des implications régionales, certes importantes mais demandant confirmation à plus long terme (l’Afrique du Sud sur le continent africain, la Turquie et les pays du Golfe au Proche et Moyen-Orient…), l’intrusion véritablement globale sur la scène stratégique mondiale reste l’ascension diplomatico-militaire chinoise.
Dans ce panorama, l’Europe n’a donc pas encore définitivement « décroché » et peut prétendre à un rôle majeur, en conformité avec son poids économico-commercial et avec son histoire. La vraie question est toutefois : les Européens le peuvent-ils durablement et le veulent-ils vraiment ?
Réagir ensemble
Si la souveraineté nationale demeure la pierre angulaire des politiques de défense, en tout cas dans les décisions budgétaires et de l’engagement des forces, une forme de logique collective existe depuis trente ans et ne semble pas devoir être remise en question. À l’exception du conflit des Malouines (qui répondait à une logique défensive de la part du Royaume-Uni) et de quelques actions françaises ponctuelles en Afrique, il n’existe quasiment plus de situations dans lesquelles un État européen va s’engager militairement seul et/ou en s’affranchissant de la légalité internationale. Cette logique collective s’est imposée pour des raisons de légitimité et d’efficacité. Le format minimal est désormais celui d’une « coalition of the willing », tel qu’il a pu être observé au début de la crise libyenne, avec la France, le Royaume-Uni, quelques États européens et arabes, avant une reprise dans un format otanien plus classique. Ce modèle, à une autre échelle, fut également celui retenu en Afghanistan, illustrant ainsi l’impossibilité pour les Européens et les Américains d’envisager d’agir seuls sur tout le spectre des crises. Même l’opération en Côte d’Ivoire, conduite par les forces françaises, s’est déroulée dans le strict cadre des résolutions onusiennes, en appui d’une force des Nations unies. La gestion de crise est donc bien désormais collective, que les Européens choisissent d’utiliser l’Otan, l’UE ou une coalition ad hoc.
Rien ne semble devoir venir contrarier cette évolution, d’autant qu’à la question de la légitimité internationale s’ajoute désormais celle des capacités. L’exemple libyen constitue, là encore, une illustration pertinente de l’état des forces. Français et Britanniques ont certes été en mesure de conduire l’immense majorité des opérations aériennes et navales mais l’appui américain fut néanmoins indispensable dans quelques domaines clés. Les lacunes capacitaires européennes ne permettent à personne d’imaginer conduire une opération ambitieuse sans le concours de ses partenaires, européens ou plus sûrement transatlantiques.
La logique collective s’imposant aux États européens, se pose la question du cadre adéquat. Pendant des années ont prévalu des discussions théologiques passionnantes mais finalement peu opératoires, sur l’articulation entre l’Otan et l’UE, entre compétition et duplication. Ce débat n’est certes pas éteint, ses prolongements politiques concrets, telle la question turco-chypriote, continuant malheureusement toujours à gripper les relations entre les deux organisations.
Pour autant, un constat plus pragmatique vient reléguer ce débat au second plan : le danger qui menace l’Otan comme l’UE est certainement moins celui de leur éventuelle concurrence que celui des capacités limitées, et donc de la volonté politique traduite budgétairement et technologiquement que les États européens sont prêts à affirmer. C’est bien le sens à la fois des avertissements américains adressés aux Européens, comme celui de Robert Gates en juin 2011 à Bruxelles, et de la relative bienveillance de Washington à l’égard des développements – ils sont de toute façon si modestes ! – de la Politique de sécurité et de défense commune (PSDC) de l’Union européenne.
L’urgence face à un éventuel décrochage capacitaire des Européens est telle que la priorité ne devrait pas être aux « bisbilles » institutionnelles. L’intransigeance britannique en matière de politique européenne de défense peut apparaître à cet égard anachronique et purement idéologique, alors même que le pragmatisme opérationnel devrait inciter Londres à plus de souplesse.
Même relatif par rapport aux enjeux capacitaires, le débat sur les structures ne peut toutefois être évacué. Otan comme UE sont confrontées depuis vingt ans à un questionnement existentiel sur leur vocation en matière de défense, que la fin programmée de la mission afghane pour l’Otan et la crise budgétaire durable pour l’UE ne rendent que plus actuel. Dans ce contexte, il pourrait être tentant pour les Européens de s’en remettre exclusivement à l’Otan. Après tout, le traité européen de Lisbonne convient lui-même que l’Otan demeure la pierre angulaire de la défense collective du continent et la majorité des États membres placent leur garantie de sécurité dans l’organisation transatlantique.
Ne pas s’en remettre à l’Otan
Deux paramètres devraient pourtant alerter les Européens sur les limites d’une focalisation trop exclusive sur l’Otan.
D’une part, il est des crises, dans notre voisinage, donc susceptibles d’affecter plus ou moins directement la stabilité de notre continent ou nos intérêts, face auxquelles l’Otan ne peut pas ou ne veut pas réagir. Nous en avons eu des exemples récents, justifiant une intervention civile ou militaire de l’UE. Lors du conflit russo-géorgien de l’été 2008, une intervention militaire otanienne était bien entendu inconcevable. Une médiation diplomatique impliquant activement les États-Unis n’était pas plus pertinente. Même les organisations internationales multilatérales – ONU, OSCE – furent inopérantes du fait de l’implication de la Russie. Seule l’UE, à travers l’action de sa présidence alors assumée par la France, puis collectivement par l’envoi d’une mission civile d’observation du cessez-le-feu, disposait de la légitimité et des outils pour intervenir. Nous pouvons espérer que ce cas de figure restera isolé mais il pourrait être une modalité de gestion de crise transposable dans d’autres contextes, que l’on pense aux conflits gelés de l’espace ex-soviétique ou encore au conflit israélo-palestinien. Des crises africaines peuvent, par ailleurs, justifier un engagement militaire que l’Otan ne semble pas en mesure d’assumer pour des raisons d’intérêt politique. Ce fut le cas en RDC en 2003, ou encore au Tchad/Darfour en 2008. L’opération antipiraterie au large de la Somalie est un autre exemple d’implication militaire réussie et reconnue de l’UE, la mission de l’Otan dans le même périmètre étant un complément utile mais ne pouvant prétendre se substituer à une approche européenne plus pérenne et plus structurée.
D’autre part, les intérêts stratégiques américains évoluent. L’Europe n’est plus un enjeu de sécurité prioritaire. Nous devrions d’ailleurs nous en féliciter, cette « normalité » étant inédite et très récente dans notre histoire ! L’Asie-Pacifique, pour les États-Unis, concentre désormais plus de menaces et d’intérêts sécuritaires que le vieux continent et son voisinage immédiat. Le « pivot to Asia », comme il est exprimé dans la nouvelle doctrine américaine, constitue une évolution stratégique majeure dont la conséquence logique première devrait être, pour les Européens, de mieux assumer collectivement leur propre défense et de définir plus précisément leurs intérêts de sécurité dans leur voisinage. La Libye fournit de nouveau un exemple saisissant de la nouvelle posture américaine, le « leading from behind », dans des crises n’affectant pas directement ses intérêts majeurs. S’il ne remet pas en question l’assurance-vie transatlantique ultime, ce développement devrait être mieux, et surtout plus rapidement, intégré par les politiques de défense des États européens et par l’UE elle-même.
Crise budgétaire et perspective de décrochage capacitaire, évolution stratégique américaine et multipolarité accentuée, volatilité et plasticité des crises dans notre voisinage. Tout plaide aujourd’hui pour le renforcement d’une vision collective de la politique de défense en Europe. Il ne s’agit là ni d’idéalisme intégrateur ni de naïveté fédéraliste mais bien de réalisme et de pragmatisme.
Un confort stratégique trompeur
Face à ce constat, les réticences liées au légitime attachement à la souveraineté le disputent au mépris de questions de défense et à l’accoutumance à une forme de confort stratégique pour enterrer le débat ou le réduire à des postures caricaturales. Sarcasmes sur l’hétérogénéité (réelle) des traditions et efforts de défense des pays européens d’un côté, foi idéologique absolue dans le seul soft power de l’autre. Ironie facile sur la modestie des résultats de l’UE et sur la pauvreté de son leadership à notre droite, négligence naïve des menaces et illusions sur une forme de fatalisme heureux de la stabilité internationale à notre gauche…
Difficile, a fortiori dans un contexte de crise économique et sociale reléguant très loin la perception immédiate des enjeux sécuritaires extérieurs, de bien faire prendre conscience à nos concitoyens et à un nombre croissant de décideurs politiques, du fait que les engagements doivent se prendre maintenant. Cela est vrai tout autant pour les programmes technologiques et industriels – une richesse majeure qui signifie aussi des emplois – que pour les orientations politiques et opérationnelles.
L’ambition d’une politique européenne de défense plus consistante est réapparue à la fin des années 1990, après quasiment une décennie durant laquelle les Européens ont assisté impuissants au retour de la guerre sur leur continent. Les défis de notre voisinage du Sud, vingt ans plus tard, sont potentiellement encore plus explosifs. Les transitions en cours sur la rive Sud de la Méditerranée et au Moyen-Orient seront chaotiques, aléatoires et assurément génératrices de recompositions régionales aux conséquences profondes sur notre propre stabilité. Ce « seul » enjeu justifierait en lui-même une posture européenne plus robuste, plus clairvoyante, plus coordonnée. Croire que notre soft power commercial, culturel ou institutionnel sera en mesure de canaliser le bouillonnement proche et moyen-oriental dans un sens favorable à nos intérêts et conforme à nos valeurs est une illusion dangereuse.
Il ne s’agit pas de concentrer l’ensemble de nos préoccupations sécuritaire sur cette région. Mais de comprendre que les bouleversements qui l’affectent sont d’une ampleur au moins comparable à ceux de la fin de la guerre froide sur le plan stratégique et aux implications concrètes au moins égales à celles des conflits balkaniques qui ont accaparé les politiques de défense des pays européens et de l’Otan pendant une décennie. Le temps nécessaire aux pays européens, et à l’UE en tant que telle, pour « digérer » ses deux secousses majeures des années 1990 devrait nous servir de leçon pour éviter d’avoir à réaliser dans l’urgence que nos instruments de gestion de crise et nos capacités de défense constituent des acquis précieux et des atouts inégalables dans un contexte durable d’incertitudes géopolitiques. ♦