Le siècle qui s’annonce
Jean Guitton est un monument. Le critiquer revient à « taguer » la cathédrale de Chartres ; dans la mesure où les tags sont considérés comme un des beaux-arts, on peut toujours essayer. Le livre se présente sous la forme d’une série d’entretiens. Philippe Guyard, à la manière de Bernard Pivot, cite des passages des œuvres du grand homme qui, en réponse, commente, rectifie, complète… bref, est son propre exégète ; conversation sur des thèmes, ce qui justifie le découpage en sept chapitres, mais conversation à bâtons rompus où il serait vain de chercher un plan précis ou une continuité absolue.
Le but est de se projeter dans l’avenir, vers ce nouveau siècle qui commence à nous préoccuper sérieusement, si tant est qu’on puisse tirer du passé des leçons valables pour des lendemains incertains. Sur le fond, l’unité de pensée est évidente ; on sait que le personnage se définit « chrétien doué d’esprit critique » et une bonne moitié de l’ouvrage porte sur les questions de foi et de morale. Qu’on n’aille pas pour autant imaginer un austère recueil de pensées édifiantes ; le propos est vigoureux et direct, parfois agressif, voire provocateur, car l’esprit du presque centenaire reste vif et l’académicien aime, non sans coquetterie, surprendre et, à l’occasion, répandre une odeur de soufre. Certes, il regrette la modernisation de la liturgie et la disparition du mystère qui l’entourait (« La messe actuelle est une messe de décadence ») ; il constate avec satisfaction que la science moderne redécouvre Dieu, contrairement à celle du XIXe qui « affirmait trop et niait trop » ; il se réjouit que le renouveau des vocations monastiques compense l’abandon des presbytères, mais il refuse le confort mental que procure la foi du charbonnier. Voici qu’il se demande tout à trac si Dieu ne serait pas « l’incarnation du mal plutôt que du bien » et qu’il s’affirme « proche des panthéistes ». Guitton regrette à coup sûr son intimité avec Paul VI ; Jean-Paul II est à ses yeux plus politique que mystique et… il voyage trop ! Quant aux distinctions subtiles entre « Jésus passé et le Christ à venir » ou aux savantes considérations sur « l’espérance contre l’espérance », elles sont susceptibles d’échapper au lecteur moyen, mais sans doute nécessaires pour redonner le prestige d’un peu d’ésotérisme à une philosophie déroutante à force d’être accessible.
Tout est de cette veine. Des jugements sans appel, par exemple la condamnation de la télévision « gouvernée par des politiques antireligieux » et provoquant une « dégradation du savoir ». Des formules superbes, comme « l’amour d’un couple : un hasard auquel le cœur a cru ». Des rancœurs tenaces à propos de la « plaie ouverte » de l’épuration. Des contradictions, au moins apparentes : « L’éducation devient visuelle » page 51, « L’éducation par l’image a disparu » la page suivante. Un certain mépris pour « le public ordinaire, les gens peu instruits » succède à un couplet populiste sur la vertu des voyageurs de troisième classe. Il est vrai que tout s’explique par la proximité des contraires : Barrès et Jaurès, Pétain et de Gaulle, ce qui ne signifie pas apologie du centrisme : « L’idée que la vérité se situe à égale distance des contraires est commune, mais fausse ».
Guitton n’est pas systématiquement réactionnaire, au sens propre du terme ; il entend faire le tri et, en dernier recours, « prendre un bon parti des choses mauvaises ». Il admet les mères porteuses et l’euthanasie, mais refuse l’avortement, « ces enfants immolés par leur mère ». Si on reproche au musulman de se prosterner avec ostentation, il engage le catholique à en faire autant… « place de la Concorde, au lieu de se borner à un signe de croix discret près du bénitier ». Il juge la cohabitation franco-allemande dangereuse pour nous, car (eux)… « ils ont le goût du travail ! ». Pour guider le jugement, les références préférées sont Bergson, Teilhard de Chardin et Marthe Robin.
Alors, ce XXIe siècle ? L’évolution contemporaine est telle que les points de comparaison manquent. La technique va poser « à la philosophie et à la religion » de redoutables problèmes. Nous allons vers « la fin d’un temps… qui n’est pas la fin des temps ». Optimiste ? Pessimiste ? Poussé dans ses retranchements, le maître rabroue le quémandeur : « Toutes ces questions sur ce qui viendra sont très intéressantes, mais très difficiles et très insolubles. Si j’avais un conseil à donner au lecteur qu’elles intriguent, je lui dirais de relire l’Apocalypse ». Autre recommandation, en toute humilité : « Qu’ils soient tous guittoniens pour le XXIe siècle ».
Soyons donc guittoniens. Ne lisons pas ce livre dans le calme solennel d’une bibliothèque poussiéreuse, mais au milieu de l’animation du quotidien, car l’univers est une « symphonie » et tout ce qui s’y passe mérite réflexion. ♦