Rêve de Siam
Rivalité entre puissances, contrôle des routes maritimes, conquête de marchés, trafic de drogue, voire projection de force, les principaux ingrédients de la géopolitique contemporaine sont ici présents, mais il n’est pas question du mur de Berlin et Sun Tse n’a pas encore été redécouvert. Nous sommes au XVIIe siècle, le roi Louis est puissant mais lointain, et les messages diplomatiques suivent les vagues des océans et non les ondes hertziennes.
Claude Riffaud nous emmène au Siam lors du fameux échange d’ambassadeurs qui fit, dans un sens, grand bruit à la cour de Versailles. Le lecteur est convié à assister au mouvement inverse, lorsque les Français se présentent à Bangkok. Maître ès histoires romancées, notre Alexandre Dumas des tropiques fait preuve d’un solide métier ; dès le chapitre premier, une conversation astucieusement conduite entre les deux protagonistes majeurs « bercés dans leurs hamacs respectifs » nous révèle leur passé et les germes de cette jalousie dévorante qui va motiver la rupture et le combat fratricide. Plus loin, un monseigneur local a tôt fait, en guise de discours d’accueil, de brosser à notre intention le tableau de la situation du pays. Des descriptions colorées achèvent de mettre dans l’ambiance, qu’il s’agisse des « venelles » puantes de Batavia ou de la lente remontée du Ménam ; cette réception au palais de Louvo, on croirait y être, tout comme on suit de près le rite de la préparation de l’opium dont la jouissance « se paye à la sortie, non à l’entrée ». Il faut d’ailleurs être un peu drogué pour avaler — surtout au fur et à mesure qu’on approche du dénouement — les histoires à dormir debout qui nous sont contées, les coïncidences défiant ce qu’on peut attendre du hasard, les dialogues fabriqués et des invraisemblances détectables même pour qui n’est ni spécialiste du Grand Siècle, ni membre de l’Académie de marine. Tous ces gens qui parlent français « avec des préciosités de grammairien » au fond des Moluques, voilà qui est flatteur mais suspect. Ce coquin d’auteur n’est à coup sûr pas dupe lui-même lorsqu’il s’amuse à glisser quelque anachronisme, ou mieux lorsqu’un Premier ministre se déclare « responsable, mais non coupable » !
Laissons-nous donc, sous l’influence ou non d’une bonne pipe de « miel noir », embarquer sur les jonques, bricks, chaloupes, galères, pirogues et autres « balons » de monsieur de Riffaud. Forbin, autre d’Artagnan, est « un roc », il est fait de droiture et d’impétuosité. Le souverain siamois est imprévisible, rancunier, hypocrite, dans ce « royaume des embrouilles et des langues fourchues », où les affaires ne progressent que lentement à travers « salamalecs, galipettes et momeries de cour, où la trahison est dans les mœurs » et où ces pauvres longs nez « offrent aux yeux des jaunes une transparence de cristal ». Comme la vie risque d’être bien courte au milieu des chausse-trappes en série, et en dépit des exhortations cauteleuses d’hommes d’Église aussi peu convaincants que convaincus, nos fringants marins s’empressent aux escales de « siffler du raide » et de culbuter des ribaudes asiatiques à la « soyeuse et pulpeuse anatomie ». Si les cueilleuses de Ternate sont, il est vrai, « courtaudes et pourvues de mollets de fantassins », les principales héroïnes ont une silhouette à couper le souffle et font preuve d’un « tempérament de chatte égyptienne ».
Occasion de repos du lecteur à ne pas manquer, après de dures campagnes nucléaro-stratégiques. Laissez-vous donc porter par ces évocations épicées, un style alerte et ne prenez tout de même pas ces choses trop au sérieux. ♦