Approches françaises du renseignement. Y a-t-il une culture nationale ?
L’ouvrage publié par la Fondation pour les études de défense rassemble des textes intéressants qui ont été rédigés à l’occasion d’un séminaire sur la culture du renseignement. Il analyse tout d’abord l’évolution historique des services de renseignement en France. Après la défaite de 1940, la France libre a constitué le bureau central de renseignement et d’action (BRCA). Cet organisme ne comprenait pas les services clandestins de la Résistance. Pour améliorer la coordination de tous les réseaux et faciliter les synthèses, les différents services fusionnent avec le BRCA et forment en novembre 1943, à Alger, la direction générale des services spéciaux (DGSS). Ce département devient la direction générale des études et de la recherche (DGER) en 1944, puis le service de documentation extérieure et de contre-espionnage (Sdece) en 1946. Cette dernière appellation a subsisté jusqu’en 1982, date de la création de la direction générale de la sécurité extérieure (DGSE).
Tous ces organismes se sont intéressés au renseignement politico-stratégique et à l’espionnage. Dans le domaine strictement militaire, l’état-major des armées (EMA) dispose, à partir de 1976, du centre d’exploitation du renseignement militaire (Cerm) qui confie ses missions de recherche à deux organismes avancés : le centre de renseignement avancé (CRA) à Baden (RFA) et le deuxième bureau de la Fatac à Metz. Au lendemain de la guerre du Golfe, le Cerm est remplacé par la direction du renseignement militaire (DRM). Parallèlement à cette chaîne militaire, la fonction renseignement est également assurée par le secrétariat général de la défense nationale (SGDN) placé sous l’autorité du Premier ministre. La multiplicité des organismes de renseignement alimente des problèmes de coordination qui n’ont toujours pas été résolus d’une façon satisfaisante. Toutefois, le débat actuel tend à se focaliser sur la quasi-absence de règles juridiques qui sont censées encadrer l’activité des différents services.
Aux États-Unis, en Allemagne et même en Grande-Bretagne (qui a longtemps maintenu ses organismes de sécurité dans la plus totale clandestinité), le Parlement a voté en effet des lois qui contrôlent les opérations de renseignement. Pour Bertrand Warusfel, maître de conférences à l’université de Paris V et secrétaire général du « centre droit et défense », les questions de renseignement en France sont traitées « au travers de structures administratives complexes et dans un cadre juridique insuffisamment défini ». Comme beaucoup d’autres intellectuels, l’universitaire pense que cette situation, « qui a déjà provoqué dans le passé de graves dysfonctionnements et qui a altéré l’image et la légitimité du renseignement dans la population », doit être corrigée. Malgré cette affirmation qui met en évidence la spécificité du renseignement français, force est de constater qu’une telle réforme aura beaucoup de mal à s’adapter au sacro-saint concept du « secret-défense ». Toutefois, le changement des mentalités et surtout les pressions médiatiques devraient faire évoluer ce principe qui fait aujourd’hui l’objet de nombreuses controverses.
Les lecteurs seront également intéressés par l’analyse du colonel (CR) Dufour sur le rôle crucial de l’attaché militaire. Selon les pays, l’importance relative de ses missions peut varier considérablement. S’agissant du Liban, en situation de guerre civile dès 1975, puis, à partir de juin 1982, en quasi-état de guerre internationale, la fonction renseignement a occupé une place essentielle. En proie à l’anarchie, le pays du cèdre a été d’une part le théâtre d’affrontements armés entre les diverses milices, d’autre part « un champ de bataille par procuration » où se sont opposées des factions équipées par des puissances extérieures. Israël contrôlait la partie méridionale, les forces syriennes pourvues de matériels soviétiques occupaient la partie orientale, et l’OLP de Yasser Arafat, sorte d’État dans l’État, recevait d’importantes quantités d’armes des pays de l’Est. Dans les domaines politique et militaire, le Liban a été ainsi un pôle d’action « extraordinairement privilégié pour ceux qui devaient observer et rendre compte du jeu des États, des transferts d’armements et de l’évolution des rapports des forces dans cette région du monde ». Ce point chaud de la planète a d’ailleurs été un véritable « nid d’espions » où les informations, réelles ou imaginées, se sont vendues, achetées et échangées. Enfin, le fait d’être Français au Liban ouvrait de nombreuses portes. Renseigner la France restait pour beaucoup de Libanais une sorte de devoir vis-à-vis de l’ancien protecteur (la France a exercé au Liban un mandat de la SDN de 1926 à 1943).
La culture du renseignement touche également l’intelligence économique qui occupe une place grandissante dans le phénomène de mondialisation. Sur ce sujet, Christian Harbulot, directeur adjoint d’Intelco, met en lumière l’exemple de la stratégie offensive de l’Allemagne en Asie qui consiste à installer des hommes du renseignement à des postes clés dans les zones à forte croissance du continent asiatique. L’exemple du Japon est également révélateur de l’enjeu de cette grande bataille de la fin du XXe siècle et du prochain millénaire. L’empire du Soleil-Levant a forgé des liens très utiles entre le monde militaire japonais et l’univers économique. Selon l’auteur, les Nippons ont « inventé une nouvelle manière de penser le renseignement ». Le Japon est d’ailleurs le premier pays industriel du globe à avoir créé un mode de développement à partir de la gestion de l’information.
L’amiral Lacoste conclut sur la nécessité de posséder des services de renseignement performants. Tout État de droit doit disposer d’organismes spécialisés pour exercer sa vigilance face aux multiples menaces et pour remplir son rôle de protecteur de la loi et des intérêts supérieurs de la collectivité nationale. Cependant, les missions de renseignement ne peuvent être accomplies que par des gens de métier qui respectent une certaine déontologie. Dans ce domaine, il faut des hommes et des femmes d’une « scrupuleuse honnêteté, animés d’un idéal civique et d’un sens élevé du service de l’État, capables de défendre l’intérêt général avant tout autre intérêt personnel ou catégoriel ». C’est le message que nous transmet l’ancien directeur de la DGSE qui est demeuré un homme de conviction et qui souhaite ardemment que la fonction renseignement fasse partie de la culture française. En résumé, l’ouvrage de la Fondation pour les études de défense se présente comme une référence indispensable, non seulement pour les militaires qui seront inévitablement de plus en plus concernés par l’univers complexe du renseignement, mais également par tous ceux qui s’intéressent aux grands défis du siècle prochain. ♦