L’Inde contemporaine, de 1950 à nos jours
Depuis qu’elle a accédé à l’indépendance en 1947, l’Inde a suivi une voie originale qui a été jalonnée de nombreux paradoxes. La Constitution, promulguée en 1950, a tout d’abord doté le pays d’un régime démocratique largement inspiré du modèle britannique. La « plus grande démocratie du monde » a ensuite adopté un système d’économie mixte en combinant une forte intervention de l’État et le maintien d’un secteur privé important. Ce dualisme s’est notamment traduit par la mise en place d’une planification quinquennale contrôlée par le secteur public et par la persistance de la domination de grandes familles capitalistes qui ont réussi à préserver leur empire. En politique extérieure, le régime de New Delhi a voulu être l’un des précurseurs du « non-alignement », qui exprimait la volonté des Indiens de « se tenir à égale distance des deux Grands » et de « rassembler les pays d’Afrique et d’Asie à l’écart des blocs ». Toutefois, le rapprochement de l’Inde avec l’Union soviétique en 1971 (qui s’est notamment traduit par un traité d’amitié et de coopération avec Moscou et par d’importantes livraisons de matériels soviétiques à l’armée indienne) a vidé de son sens cette politique particulière. C’est à la même époque que l’État décide de renforcer son emprise sur la société. La « troisième voie indienne » évolue alors vers un monde « socialiste et populiste ». La personnalisation et la centralisation croissante du pouvoir provoquent alors un mécontentement général dans le pays, qui contraint le gouvernement indien à instaurer l’état d’urgence (1975-1977).
À partir de 1977, la victoire du parti Janata met fin à la prédominance du parti du Congrès pendant trois décennies, et fait entrer l’Inde dans un nouveau contexte politique où l’alternance a désormais droit de cité. Revenu au pouvoir en 1980, le parti du Congrès tire les leçons de son échec en faisant évoluer l’économie vers davantage de libéralisme. Cette tendance est amplifiée par le gouvernement de Narasimha Rao (1991-1996), dont les mesures d’ouverture permettront une forte reprise économique. Les rivalités politiques pour le contrôle du parti, les affaires de corruption qui ont provoqué la démission de plusieurs ministres, ainsi que la fin d’une politique de tolérance à l’égard des musulmans symbolisée par la destruction de la mosquée d’Ayodhya par des extrémistes hindous, entraînent cependant la chute du Premier ministre en mai 1996. Rao est remplacé par Atal Vajpayee qui se trouve rapidement dans l’impossibilité de rassembler une majorité parlementaire. De cette coalition, l’histoire retiendra que Vajpayee fut à la tête du gouvernement le plus éphémère de l’Inde : douze jours seulement de pouvoir ! Après ce bref intermède, la nomination en juin dernier d’une personnalité quasi inconnue, Dewe Gowda, qui représente le Front uni, un regroupement de quatorze partis de gauche et de centre gauche, pour gérer les affaires du pays, risque de plonger l’Inde dans une ère d’incertitudes.
Cette évolution complexe de la politique indienne est bien analysée dans des articles rédigés par trente-deux spécialistes sous la direction de Christophe Jaffrelot. Cependant, l’intérêt essentiel de cet ouvrage publié avec le concours du Centre national du livre réside dans l’étude détaillée de certains problèmes spécifiques. Parmi ceux-ci, la persistance du système des castes continue à entretenir de profondes inégalités. Cette structuration millénaire divise la société indienne en quatre ensembles principaux : les brahmanes (prêtres), hommes des rites ; les kshatriyas (guerriers), hommes de puissance ; les vashyas (commerçants), hommes de la production et des échanges ; et, au plus bas de l’échelle, les sudras (serviteurs). Les trois castes supérieures, ou varnas, sont considérées comme des castes « pures », ce qui n’est pas le cas des serviteurs. Viennent ensuite les intouchables qui appartiennent à un groupe « d’impureté maximale ». Cette stratification a engendré de nombreux interdits alimentaires et de mixité dans le mariage ; elle est cependant beaucoup moins figée que dans le passé. Certaines personnes ont désormais la possibilité de rejoindre une caste supérieure et de négocier avec les pouvoirs régionaux leur position dans la hiérarchie, mais le processus de mobilité sociale est extrêmement long et compliqué. Aujourd’hui, les intouchables (15 % de la population) bénéficient d’un « quota réservé » de 22 % des postes à pourvoir dans la fonction publique et de places dans les universités. Malgré cette évolution sensible, les préjugés de caste subsistent dans beaucoup de campagnes, où une certaine ségrégation oppose toujours les « impurs » aux grands propriétaires.
La question dravidienne constitue une autre particularité qui caractérise ce vaste pays de 950 millions d’habitants. Cette controverse s’appuie sur une famille linguistique du Sud de l’Inde dont la langue mère est le tamoul. L’Inde dravidienne (200 millions de locuteurs) a toujours lutté contre la prééminence de l’Inde du Nord, et en particulier contre les brahmanes supposés en provenir. Le mouvement dravidien, sous l’impulsion de Periyar, fondateur de la Ligue pour le respect de soi-même en 1925, puis en 1944 du parti Dravida Kajagam DK (Association dravidienne), a toujours eu pour objectif la création d’un « Dravidanad » indépendant. L’expression de ce régionalisme va bien au-delà de l’opposition ancestrale Nord-Sud ; elle traduit également une certaine forme de nationalisme, qui entend bien occuper une place de choix dans la société indienne.
Le régionalisme prend parfois des allures de séparatisme. C’est notamment le cas de l’Assam (dans le Nord-Est) qui constitue un espace géopolitique d'une extraordinaire complexité. Ce milieu géographique très compartimenté est en effet situé au carrefour de trois civilisations dissemblables : le monde himalayen de culture tibétaine, l’Inde hindoue et l’Asie du Sud-Est où prédominent de nombreuses tribus d’origine birmane. Aujourd’hui, la grande majorité des habitants de l’Assam appartiennent à ces deux dernières civilisations qui sont implantées dans la vallée du Brahmapoutre. La mosaïque ethnique du Nord-Est de l’Inde a d’ailleurs été prise en compte par le colonisateur britannique qui a toujours reconnu dans l’Assam des « zones exclues » et des « zones partiellement exclues » échappant en grande partie à l’Administration centrale. Le problème s’est ensuite compliqué avec l’arrivée d’immigrés bengalis, non seulement en provenance du Bengale occidental indien, mais aussi du Bangladesh. Ce courant important a alors introduit une nouvelle ligne de contact entre d’une part les hindouistes et les bouddhistes, d’autre part les musulmans.
À cette proximité s’est ajoutée une disparité de taille qui oppose une zone de très forte pression démographique (800 habitants au kilomètre carré au Bangladesh) et des espaces nettement moins densément peuplés (300 habitants au kilomètre carré en Assam). Tous ces éléments ont provoqué de nombreux conflits intertribaux. Par ailleurs, la contestation de l’ordre indien dans cette partie du Nord-Est du sous-continent a pris une grande ampleur sous l’impulsion de l’Union des étudiants d’Assam à partir de 1979. La frustration des populations locales, qui estimaient que les richesses de leur État (le thé des collines et le pétrole de la vallée du Brahmapoutre) ne leur profitaient guère, s’est alors cristallisée sur les étrangers attirés par la troisième ressource de la région : ses terres cultivables. L’accord finalement signé en 1985 entre le gouvernement de New Delhi et l’Union des étudiants d’Assam a permis d’organiser des élections consensuelles qu’emporta largement l’AGP, un parti régionaliste émanant de l’Union des étudiants. Toutefois, l’incapacité des dirigeants à faire appliquer les règles d’intégration ou d’expulsion des étrangers définies par le nouveau pacte d’entente détourna vite de l’AGP une branche extrémiste : le Front uni de libération de l’Assam prône depuis lors l’indépendance avec une violence accrue (enlèvements, attentats). La confusion est d’autant plus grave que dans tout le Nord-Est indien d’autres factions sécessionnistes se sont ravivées (Armée de libération populaire du Manipur, Conseil socialiste du Nagaland) ou se sont créées (Front de libération nationale du Tripura, Armée de libération unie de Meghalaya).
C’est cependant dans le Cachemire que la tension reste la plus forte. Cet État controversé, aux limites imprécises, est actuellement partagé entre l’Inde, le Pakistan et la Chine, selon des tracés contestés. Jadis haut lieu de l’hindouisme, le Cachemire fut largement pénétré par l’islam à partir du XIVe siècle (la région compte aujourd’hui 75 % de musulmans). C’est toutefois une dynastie hindoue qui, à partir de 1846, avec l’accord britannique, a régné sur cette zone septentrionale. En 1947, au moment de la partition de l’empire des Indes, le maharaja, menacé par des tribus venues du Pakistan nouvellement créé, sollicita le rattachement de son État à l’Inde. Dans le même temps, un gouvernement concurrent, celui du Cachemire libre (Azad Cachemire), déclara avoir autorité sur les terres du Nord, occupées par l’armée pakistanaise. New Delhi envoya alors des troupes pour protéger la capitale Srinagar, située à l’ouest de l’État. La première guerre indo-pakistanaise éclata sur ce front du Cachemire (le second conflit armé entre les deux pays s’est produit en 1965, le troisième en 1971 a abouti à la création du Bangladesh). Un cessez-le-feu signé sous l’égide de l’Onu le 1er janvier 1949 définit ce qui allait devenir la frontière entre les deux pays. Le principe d’un retrait des troupes et d’un référendum sur le rattachement de la région à l’Inde ou au Pakistan fut alors énoncé. Ce dernier ne retirant pas ses forces de l’Azad Cachemire, l’Inde refusa d’organiser la consultation électorale. Le Cachemire s’est depuis installé dans une partition qui ne satisfait personne. New Delhi considère que la zone lui appartient, y compris la contrée où s’étend « le Cachemire occupé par le Pakistan ». La position d’Islamabad va dans l’autre sens : la région contestée comprend la partie pakistanaise et la zone où s’étend « le Cachemire occupé par l’Inde ». Pour sa part la Chine, qui contrôle une frange orientale (l’Aksai Chin), estime d’une façon simpliste que la question du Cachemire doit être résolue uniquement par l’Inde et le Pakistan. Le conflit s’est enlisé avec la montée du nationalisme hindou qui a fait du Cachemire l’un de ses chevaux de bataille.
Toutes ces crises fragilisent l’équilibre politique de la nation indienne. L’ancienne colonie britannique a cependant toujours connu une histoire particulièrement troublée (assassinat du Mahatma Gandhi en 1948, de Indira Gandhi en 1984, puis de son fils Rajiv en 1991, guerres avec le Pakistan, incidents frontaliers armés avec la Chine, intervention militaire au Sri Lanka, séparatisme des sikhs du Pendjab, affrontements intermittents entre hindous et musulmans, etc.). Malgré ces convulsions permanentes et les nombreuses incertitudes politiques, l’Inde a connu ces derniers temps une bonne progression économique, en particulier dans le domaine des rendements agricoles. Certes, avec un PNB par habitant de 350 dollars, la « plus grande démocratie du monde » (3 287 000 kilomètres carrés) fait encore partie des pays pauvres de la planète, mais la qualité exceptionnelle de ses élites qui ont notamment permis au pays d’acquérir l’arme nucléaire et de lancer des satellites, pourrait permettre, à moyen terme, la concrétisation de ce que beaucoup d’analystes qualifient de « miracle indien ». S’il se produit, ce phénomène aura des conséquences importantes qui découlent d’une donnée majeure : au début du prochain millénaire, l’Inde comptera plus d’un milliard d’habitants. ♦