Dictionnaire géopolitique des États 1998
Selon le géographe Yves Lacoste, la géopolitique met en lumière « les rivalités de pouvoir sur des territoires ». Toute analyse de situation doit donc se référer à des États, notamment à « leurs relations plus ou moins conflictuelles ou, pour chacun d’eux, aux problèmes de géopolitique interne, tels que les inégalités régionales ou les revendications de minorités nationales ». Pour mieux comprendre les défis de notre planète à l’aube du troisième millénaire, qu’il s’agisse de nouveaux bouleversements politiques en Europe de l’Est et de leurs répercussions en Europe de l’Ouest, de l’effondrement de l’équilibre régional en Afrique centrale, de la tourmente monétaire en Asie du Sud-Est, des ambitions stratégiques de la Chine, la géopolitique propose une méthode d’étude rationnelle et efficace. À ce titre, la mise à jour du dictionnaire des États représente un événement important pour tous les observateurs des grands problèmes internationaux.
Parmi les incertitudes majeures, le lecteur retiendra l’évolution de la place du Japon en Asie. Le problème géopolitique des années à venir est de savoir quelles formes prendra l’expansion de la puissance nippone, d’abord dans le Pacifique, puis dans l’ensemble du monde. À cette question, les réponses sont très différentes selon les méthodes d’approche. Pour la plupart des Japonais, leur archipel demeure « un petit pays » dépourvu d’espace et de ressources, et l’expérience malheureuse de la guerre (1941-1945) a montré à l’empire du Soleil-Levant qu’il ne fallait surtout pas se lancer dans une aventure impérialiste. Le Japon doit, au contraire, avoir une influence pacifique et établir progressivement avec les pays voisins d’Asie orientale une aire de véritable « coprospérité ». En revanche, dans la zone, notamment en Corée, aux Philippines, au Viêt-nam et surtout en Chine, on se souvient que l’expression « sphère de coprospérité » fut formulée par les conquérants nippons dont la brutalité a laissé de profondes cicatrices. Un demi-siècle après cette tragique parenthèse de l’histoire, le Japon est devenu la deuxième puissance économique du globe. Son rayonnement actuel est tel que les souvenirs peuvent être oubliés dans ces pays au profit de nouvelles représentations géopolitiques liées à l’aide importante accordée par Tokyo aux nations du Sud-Est asiatique.
La réflexion consacrée à l’islam et au pétrole mérite également une grande attention. Les idées universalistes de l’islam iranien en 1979, nourries de tiers-mondisme et attisées par les discours enflammés des ayatollahs durant la prise en otage de diplomates américains à Téhéran, se sont répandues dans tout le monde musulman, mais avec des succès mitigés sauf dans les communautés chiites (en particulier celles installées au Liban). Dans tous les pays musulmans, l’Iran a cherché à mettre en place des réseaux de propagande et de militants qui se sont opposés au « traditionalisme conservateur de l’Arabie Saoudite ». Toutefois, la place importante qu’occupe la république islamique sur l’échiquier géopolitique du Proche-Orient repose essentiellement sur l’atout pétrolier. Pendant la dernière décennie, les recettes d’hydrocarbures ont fourni annuellement à l’Iran 18 billions de dollars. Par ailleurs, avec les deuxièmes réserves de gaz de la planète, qui sont encore largement inexploitées, le pays reste assuré de recevoir une rente substantielle pendant une grande partie du XXIe siècle. Au moment où certains États de cette zone hautement stratégique paraissent entrer dans des périodes de turbulence (Irak, Turquie, républiques du Caucase, Turkménistan), l’Iran ambitionne d’être reconnu comme une puissance régionale.
En Afrique centrale, les événements majeurs de l’année 1997 ont bouleversé le paysage géopolitique d’une grande partie du continent africain. La substitution de la république du Congo démocratique de Kabila au Zaïre de Mobutu s’est accompagnée d’une part d’un affaiblissement des positions françaises dans cette vaste région francophone, d’autre part d’un retour en force des Américains qui entendent élargir leur zone d’intérêts économiques. Cette mutation importante a également révélé l’affirmation d’un « leadership africain » (la formule est employée par le géographe Roland Pourtier) partagé entre l’Afrique du Sud de Nelson Mandela et l’Ouganda de Yoweri Museveni (qui bénéficie d’un soutien politique, militaire et économique de la part de Washington). Dans cette partie du monde en pleine transformation, les grandes manœuvres politiques pour le contrôle du « ventre mou » de l’Afrique sont loin d’être terminées.
Le réveil de l’immense Chine constitue un autre fait majeur de ces dernières années. Le plus étonnant dans le destin géopolitique du pays le plus peuplé du monde, c’est moins la superficie considérable des territoires plus ou moins vides qu’il contrôle depuis des siècles que l’énormité de sa population et le maintien de son unité politique. Grâce à la solidité de ses structures d’encadrement et surtout à la force ou au sentiment de supériorité de la civilisation sur laquelle il repose, cet État a été en mesure de se maintenir durant des siècles, en dépit des vicissitudes, tout comme il a pu conserver, malgré de nombreuses calamités, la cohésion culturelle d’une population de plus en plus nombreuse. Pendant longtemps, la civilisation chinoise fut l’une des plus avancées. En outre, contrairement à certaines idées reçues, l’empire du Milieu n’a pas toujours été isolé. Pendant près d’un millénaire, les Chinois ont entretenu des relations commerciales de grande envergure, par terre mais aussi par mer, avec des pays très lointains. Compte tenu de ce facteur, on peut alors se demander pourquoi ce que l’on appelle « la révolution industrielle » s’est produite à partir du XVIIIe siècle en Europe occidentale et non pas en Chine, d’autant que cette période fut aussi pour celle-ci une ère de prospérité, de progrès agricoles et de développement des techniques manufacturières. Depuis une dizaine d’années, la Chine ambitionne de retrouver sa grandeur passée. Pour beaucoup d’observateurs, elle a même commencé sa révolution industrielle. Ce changement fondamental s’est accompagné d’une véritable révolution bourgeoise dans les provinces côtières qui affichent des taux de croissance élogieux. Cette nouvelle dynamique a complètement modifié les paramètres traditionnels de la région Asie-Pacifique où la suprématie américaine risque d’être de plus en plus contestée dans les années à venir.
Ces quelques exemples d’incertitudes géopolitiques montrent l’intérêt des analyses qui figurent dans l’ouvrage dirigé par Yves Lacoste. Dans cet esprit, le document du directeur de la revue Hérodote qui traite en détail de la situation de 171 États est indispensable pour une meilleure compréhension du monde d’aujourd’hui et des grands enjeux de demain. ♦