Lucien Bodard : un aventurier dans le siècle
Considéré comme un monstre sacré du journalisme, Lucien Bodard a rendu compte dans de nombreux reportages et livres des principaux événements de la seconde moitié du XXe siècle. C’est une véritable vie de légende et d’aventures que nous fait découvrir Olivier Weber, grand reporter au magazine Le Point, avec cette passionnante biographie du célèbre « baroudeur-écrivain ». Ce fils de consul naquit à Chongqing en 1914. Dans cette cité de la province chinoise du Sinchuan traversée par le Yang-Tse-Kiang, l’enfance de Lucien Bodard fut confrontée à la fois aux raffinements de l’Orient et aux cruautés imprévisibles des seigneurs du fin fond de la Chine. Ses premiers souvenirs furent en effet des images de têtes coupées et de suppliciés. De cette expérience, il a tiré des qualités particulières de « narrateur de l’atrocité » et un don certain de l’observation des faits les plus complexes. Cette éducation asiatique a façonné un caractère plein de contradictions, un goût de l’action et une personnalité toujours attirée par l’histoire et la culture de l’Extrême-Orient.
Lucien Bodard a surtout mis cet enthousiasme particulier et son esprit de curiosité au service de France-Soir pour lequel il a été engagé comme grand reporter au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. Le journaliste obtient une notoriété internationale grâce à ses reportages sur la guerre d’Indochine. Témoin privilégié des moments intenses du conflit, notamment des désastres de Cao Bang et de Diên Biên Phu, l’envoyé spécial à Hanoi et à Saigon se révèle un homme de terrain particulièrement dynamique et un interlocuteur habile des grands acteurs de tous bords (les généraux de Lattre, Navarre, Cogny, Salan, l’empereur Bao Dai, le commandant Bigeard, le cinéaste Pierre Schoendoerffer, le journaliste écrivain Jean Lartéguy, les trafiquants d’opium, les prostituées de Saigon utilisées comme agents de renseignement, les chefs de villages, etc.). Le journaliste a eu aussi de nombreux rapports avec une quantité de hauts responsables militaires français et viêt-minh. Dans ses enquêtes, Lucien Bodard donne une dimension humaine qui séduit et bouleverse les lecteurs. Pour rendre compte de cette guerre coloniale, il évoque fréquemment le facteur psychologique. Dans tous ces combats de guérilla contre un ennemi souvent invisible et toujours imprévisible, le correspondant de France-Soir pense que « tout n’est que raffinement, trésors de stratégie intellectuelle, jeu de patience. Les Viets déploient une extraordinaire logique de calcul, de la prévision. Il n’y a plus de valeurs morales, seule demeure la réplique intellectuelle ». Dans tous ses témoignages, Lucien Bodard parvient à l’implacable conclusion qui a marqué les observateurs politiques et militaires : la France n’était pas armée pour mener cette bataille des esprits. Selon le journaliste, il fallait plutôt mettre sur pied une contre-guérilla scientifique, vaincre la peur, empêcher le pillage des hameaux. Dans ce drame, la France a pensé selon des schémas stratégiques occidentaux alors qu’il s’agissait de « mener une guerre asiatique ». Grâce à ses articles, les lecteurs de France-Soir parviennent à se « familiariser » avec « cette guerre obscure des tropiques où tombent des soldats français, marocains et annamites ». Les reportages livrent même des secrets sur le trafic des piastres et les nébuleuses opérations de contrebande de l’opium qui devint rapidement « l’un des nerfs de la guerre d’Indochine ». Sur ce chapitre crucial, laissons parler l’auteur : « L’opium ? Pour se l’arracher, pour l’arracher aussi aux Méos, Viets et Français se font déjà une petite guerre. C’est une mêlée très compliquée... Tout en combattant entre eux, les soldats du corps expéditionnaire et les réguliers rouges se disputent les Méos et leur drogue... La situation varie sans cesse ; elle est d’autant plus inexplicable qu’elle se mêle de bien d’autres convoitises, d’autres interventions ». Toutes ces analyses recueillies à l’issue d’investigations minutieuses dans les coins les plus reculés de l’Indochine et les bas-fonds des quartiers malfamés de Saigon, valurent au journaliste des critiques acerbes. Le général Salan lança même la fameuse boutade : « Bodard ? À lui seul, il vaut une division de Viets ».
Après la tragique épopée de la guerre d’Indochine qu’il a relatée dans les trois tomes consacrés aux affres de ce conflit douloureux, Lucien Bodard revient à ses premières amours et se plonge dans les mystères de son pays natal. Dans La Chine de la douceur, il est l’un des premiers écrivains à dénoncer le système maoïste, les camps de travail, la lente rééducation, l’autocritique, etc. Dans cet ouvrage, le grand reporter ne se contente pas de décrire la société chinoise qu’il a analysée sous différents aspects par des visites d’usines, de banlieues, de tribunaux, d’écoles et de coopératives ; il détaille également les violences perpétrées par le régime communiste et les luttes de pouvoir entre les différents clans. Il ne reconnaît plus la Chine de sa jeunesse où il appréciait tant les délices de l’Orient. Lucien Bodard poursuit sa diatribe contre le maoïsme dans La Chine du cauchemar. Son jugement dénonce l’absurdité d’un système qui détruit la personnalité humaine : « Dans la Chine d’après la rectification, il n’y a plus de cervelles individuelles, seulement des bras qu’il faut faire travailler le plus possible ».
Dans l’ouvrage intitulé Le plus grand drame du monde, la Chine de Tseu Hi à Mao, l’ancien journaliste de France-Soir décrit l’histoire de ce pays au XXe siècle. Il démontre avec une grande rigueur d’analyse comment il parvient à s’affranchir du règne des empereurs pour se lancer dans l’inconnu, l’ère des seigneurs de la guerre, et explique la montée en puissance de Tchang Kaï-shek. Il décortique aussi la stratégie du parti communiste naissant qui gagna peu à peu en influence dans les villes et surtout les campagnes. L’auteur dresse enfin le portrait de Mao, ce « potentat de génie », qui s’opposa aux thèses soviétiques puis réussit à force d’intelligence politique et d’alliances de circonstance à imposer sa ligne, la révolution grâce à la paysannerie et non à la classe ouvrière, jusqu’à la prise totale du pouvoir en 1949. Pour Bodard, le grand timonier est « un personnage de génie, une énergie fabuleuse, un monstre politique, un bourreau génial, un falsificateur hors pair, un extraordinaire comédien qui mélange le goût de l’intrigue et un certain sens de la grandeur ». Dans ce long document, l’écrivain va bien au-delà du récit historique. Il entend prouver les permanences de la civilisation chinoise, la démesure et la cruauté, « le peu de crédit accordé à l’individu ».
Les talents d’écrivain de Lucien Bodard sont confirmés dans ses deux livres de souvenirs personnels, Monsieur le consul et Le fils du consul. Ces autobiographies ne sont toutefois qu’un prétexte. Ce que l’auteur évoque avant tout, c’est une fois encore la Chine de la barbarie, des supplices et du chaos. Il pousse plus loin le portrait psychologique, accentue le burlesque et le grotesque de ses personnages. Dans certains passages, il réinvente même « sa » Chine, celle qu’il juge éternelle et qui lui permet de rêver. Lucien Bodard entre ainsi en 1975 dans le « panthéon des grands chroniqueurs et des romanciers au style truculent et rabelaisien ». La récompense suprême arrive en novembre 1981 lorsqu’il se voit attribuer le prix Goncourt pour son roman Anne-Marie. Dans cet essai, l’ancien journaliste de France-Soir dresse un portrait fascinant de sa mère qu’il a tant aimée et tant abhorrée (l’expression est d’Olivier Weber). Ce poignant récit représente le livre qu’il rêvait d’écrire depuis longtemps. Il y concentre « toutes ses chimères, toutes ses angoisses et ses vieilles peurs ». L’auteur aborde également avec émotion les sentiments d’admiration et de culpabilité qu’il éprouve à l’égard de sa mère.
Pour compléter son œuvre, Olivier Weber nous fait part aussi des expériences de Lucien Bodard en dehors du continent asiatique. Le célèbre écrivain a également livré des reportages sur les sujets les plus divers : les problèmes de la Nouvelle-Calédonie, l’action des « barbouzes » en Algérie après le putsch des généraux, la révolution à Saint-Domingue, la situation des Indiens en Amazonie, la tragédie de l’Irlande du Nord, les péripéties du Tour de France en 1970, etc. La longue biographie de cet « aventurier du XXe siècle » permet au lecteur d’avoir un tableau passionnant de l’évolution politique, de la vie littéraire et du métier de grand reporter depuis les années 50. L’ouvrage d’Olivier Weber représente également un témoignage d’une valeur indiscutable sur l’histoire de la Chine et sur certains aspects méconnus du drame indochinois. Par ailleurs, la disparition de l’écrivain le 1er mars dernier donne une touche émotionnelle au récit d’Olivier Weber. ♦