La Gendarmerie, son histoire, ses missions
Malgré divers efforts déployés ces dernières années, la gendarmerie demeure, pour l’essentiel, un objet de recherche ignoré et une institution méconnue, comme victime d’un certain ostracisme de la part des chercheurs, ce faible intérêt pouvant s’expliquer par la conjonction d’au moins quatre principaux facteurs.
L’écueil de la connaissance immédiate. La présence de la gendarmerie dans la vie quotidienne et les différentes représentations du gendarme donnent à tout un chacun l’illusion d’une bonne connaissance ou, tout au moins, d’une connaissance suffisante de l’institution. Elle n’en est pas moins partielle, parce que limitée à la partie visible et formelle, mais aussi partiale, parce que faite d’idées reçues et de jugements de valeur. En somme, la redoutable banalité de la gendarmerie concourt à rendre difficile toute appréciation tendant à faire de cette institution un objet d’étude à part entière, se voyant appliquer la règle de l’ignorance méthodique professée par Durkheim, qui seule peut permettre de dépasser le sens commun pour parvenir à la connaissance objective des phénomènes sociaux.
L’opacité de la réalité administrative. Toutes les recherches de science administrative ont mis en évidence les difficultés d’observation des administrations, compte tenu d’une puissante tradition du secret et d’une méfiance à l’égard des regards extérieurs. Cette tendance générale est exacerbée, pour ce qui est de la gendarmerie, du fait de son caractère militaire et de l’accomplissement de missions, comme en police judiciaire, dans lesquelles le secret est non seulement une obligation juridique, mais aussi un gage d’efficacité, ainsi que, comme l’a montré la sociologie de la police anglo-saxonne, un facteur de cohésion et, à ce titre, une composante de toute « subculture policière ».
L’obstacle idéologique. Force chargée d’assurer la préservation de l’ordre par l’usage éventuel de la contrainte physique légitime, qui est, selon Weber, la caractéristique première du pouvoir d’État, la gendarmerie est par trop souvent considérée, pour reprendre la formule d’Auguste Comte, comme un objet d’admiration ou de critique. Sacralisée ou honnie, cette fonction suscite invariablement controverses et débats qui soulignent combien l’ordre inquiète, dérange et fascine. En raison même de cette absence de neutralité du rapport à l’ordre, la recherche sur la gendarmerie peut paraître une démarche suspecte, pas toujours valorisante et même périlleuse, compte tenu d’une prétendue absence de pureté scientifique d’un objet jusqu’ici ostensiblement délaissé.
L’absence de reconnaissance de la spécificité de la gendarmerie, en tant qu’institution qui ne peut se réduire ni à une quatrième armée, ni à une seconde police. À maints égards, la gendarmerie est une troisième force pouvant donner l’impression d’être coincée, de par son organisation et sa fonction sociale, entre police et armée. Concernant la recherche, ce phénomène se traduit par une situation d’impérialisme scientifique dont paraît victime la gendarmerie, assimilée et rattachée qu’elle est, organiquement, à l’armée et à la sociologie militaire, fonctionnellement à la police et à sa sociologie. Ballottée entre ces deux disciplines, son étude a été jusqu’à présent marginalisée et réduite à une peau de chagrin.
Ce désintérêt de la recherche cohabite malgré tout avec une littérature pléthorique. Le livre d’Isabelle Gaspéri paru quelques semaines avant les fêtes de fin d’année est venu rejoindre cet ensemble assez disparate d’ouvrages manifestement destinés au grand public. À l’instar du monumental Gendarmerie nationale du général Besson et de Pierre Rosière (Richer, 1982), dont il apparaît comme une pâle version synthétisée et réactualisée, la publication de Sélection du Reader’s Digest propose au lecteur une présentation résolument journalistique de l’institution : son histoire, ses missions, ses moyens et ses unités d’élite (comme le GIGN ou la garde républicaine). L’importance des illustrations et des photographies (pas moins de 700 en 221 pages) donne à l’ouvrage l’apparence d’une sorte d’album en couleurs agrémenté de quelques textes animés par un souci de simplification et un penchant pour l’emphase qui n’est pas sans rappeler les brochures de relations publiques. La diversité à travers les époques des uniformes, formations et équipements contribue, il est vrai, à rendre particulièrement attractive cette iconographie, au point que l’on puisse être tenté, par commodité, de limiter son étude ou sa lecture aux seules peintures et photographies prenant sur le vif ou mettant en scène le gendarme.
Aussi, même si le livre d’Isabelle Gaspéri apporte quelques données et illustrations concrètes sur la gendarmerie d’hier et d’aujourd’hui, il présente toutefois des limites en raison du caractère superficiel et descriptif de son apport documentaire. Contrairement à certains ouvrages également plus ou moins journalistiques qui procèdent, quant à eux, d’un louable travail d’investigation entrepris sur le terrain ou à partir d’archives, comme ce fut le cas pour Les gendarmes de Bernard Gouley et Antoine Delestre (Fayard, 1977) ou pour le livre du même titre de Pierre Miquel (Olivier Orban, 1990), il paraît évident que la publication de Sélection du Reader’s Digest résulte d’un simple travail de compilation d’ouvrages probablement mis à la disposition de l’auteur par les services de documentation et de relations publiques de la gendarmerie, ce que révèle notamment, outre le contenu, l’absence de toute indication méthodologique et bibliographique. Les développements évitent ainsi soigneusement l’évocation des problèmes et autres enjeux, au profit d’une étude lissée et apologétique donnant une impression de certitude, de cohésion et de puissance que l’enquête et l’analyse conduisent, si ce n’est à démentir, au moins à relativiser.
Face à ce type de littérature, la considération amusée, l’ignorance résolue, voire même le mépris feint ne paraissent cependant pas des parades pertinentes pour qui entend voir progresser la recherche sur les phénomènes « gendarmiques ». D’une façon générale, on ne peut que rendre justice à l’auteur d’avoir produit un beau livre illustré, d’avoir effectué, dans une logique didactique, une œuvre de vulgarisation relativement exhaustive et dépourvue d’erreurs importantes, ce qui peut présenter une certaine utilité, au moins pour un lecteur parfaitement ignorant des choses de la gendarmerie. Ce qui peut, par contre, alimenter une appréciation plus critique, plus sévère, réside dans le constat que si chacun s’accorde à reconnaître les lacunes de ce type d’ouvrage, en l’absence de tout progrès de la recherche, celui-ci demeure malgré tout le moyen privilégié de la connaissance – et donc de la méconnaissance – de la gendarmerie. ♦