« Michel Debré »
Dans sa revue trimestrielle Espoir, la Fondation Charles de Gaulle a consacré un numéro complet à Michel Debré. Les articles sur l’une des plus grandes figures du gaullisme revêtent un intérêt particulier en raison non seulement de la dimension politique et humaine de l’académicien, mais surtout de l’ampleur de son œuvre accomplie au service de l’État. Résistant, commissaire de la République à la libération du territoire, opposant déterminé à la IVe République, garde des Sceaux activant les travaux préparatoires à la Constitution de 1958, Premier ministre du général de Gaulle pendant la douloureuse épreuve de la guerre d’Algérie, ministre des Finances, ministre des Affaires étrangères puis ministre de la Défense nationale, Michel Debré a été « un phare qui a brillé sur la politique française pendant un tiers de siècle, de 1945 à 1975 ». Cet hommage de Pierre Messmer dans la présentation de l’ouvrage met bien en lumière la place importante qu’a occupée le fidèle serviteur du général de Gaulle dans l’histoire contemporaine de la France.
La réforme de la fonction publique constitue l’une des réussites les plus marquantes de Michel Debré. Ce travail de mutation est très bien décrit dans un article rédigé avec passion par Alain Plantey, membre du Conseil d’État et de l’Institut de France, président d’honneur des anciens élèves de l’ENA. Née de la volonté de modifier les conditions de recrutement des grands corps administratifs de l’État, des inspections générales, et notamment de celles des finances, des affaires étrangères et des administrations centrales, l’École nationale d’administration unifiait la préparation des candidats et leur sélection à l’entrée dans le service public. L’idée de cette innovation s’appuyait sur la nécessité de mieux former les hauts fonctionnaires de l’État. Sur ce chapitre, laissons la parole à Michel Debré : « En régime d’élections libres, le pouvoir politique est changeant car la légitimité de la démocratie exige en effet son retour régulier devant le corps électoral. Or l’État est une permanence. Puisque l’autorité démocratique est soumise à des aléas, il faut qu’en contrepartie, et quelle qu’elle soit, elle trouve à sa disposition une administration capable de la servir dans la seule lumière du bien public. Services civils, techniques, militaires, éducatifs, ont donc une tâche, certes subordonnée, mais ils sont comptables devant l’histoire et la nation... Il faut placer très haut la formation professionnelle et morale de ceux qui seront les animateurs et les dirigeants de l’administration » (Michel Debré : Trois Républiques pour une France ; mémoires ; Albin Michel).
Le nom de Michel Debré reste aussi attaché à la Constitution de la Ve République qui affirme avec vigueur la séparation des trois pouvoirs. Parmi les autres points clés, les juristes retiennent la responsabilité du gouvernement devant le Parlement. Après les affres de la IVe République caractérisée par de nombreuses incohérences constitutionnelles, l’ancien Premier ministre a réussi à réinventer les rôles des hauts responsables, à établir un nouvel équilibre des pouvoirs et surtout à mettre un terme à l’affligeante instabilité gouvernementale des années 50. Les profondes mutations conduites par Michel Debré ont également concerné la défense nationale. Dans ce chapitre, il convient de mentionner l’impulsion donnée à la rédaction du Livre blanc sur la Défense en 1972 qui définissait cinq nouvelles priorités : l’évolution de la politique de défense, les capacités demandées aux forces armées, le service militaire universel, la politique d’armement et les moyens financiers. Ce document a servi de repère pour tous les responsables de la défense. Il fut même admis publiquement comme doctrine officielle par de nombreux dirigeants politiques, alors qu’ils en avaient combattu les éléments essentiels avant d’être au pouvoir.
Ce Livre blanc n’eut un successeur qu’en 1994 du fait de l’effondrement de l’URSS et de la réunification de l’Allemagne. Dans son ministère, Michel Debré manifesta aussi le souci de voir le statut des personnels militaires de tous grades bien adapté, pour que la France dispose en permanence d’un moral élevé et donc de forces efficaces. C’est dans cet esprit qu’il créa le Conseil supérieur de la fonction militaire de façon que « toutes les catégories de militaires, de toutes armes ou services, y fussent représentées pour faire connaître leurs préoccupations, et que chacun puisse, éventuellement, demander que l’on apporte des modifications aux conditions de travail en vigueur ». Le compagnon du général de Gaulle amorça également la rédaction d’un nouveau statut de la fonction militaire, qui ne sera mis en application qu’au milieu des années 70, soit plus de deux ans après son départ du ministère de la Défense en 1973. Par ailleurs, l’ancien Premier ministre se préoccupa de faire comprendre aux citoyens français la nécessité d’une défense nationale, notamment en essayant de convaincre les différents milieux intellectuels. Dans ce but, il mit sur pied la Fondation pour les études de défense nationale. « Pour éviter la sclérose de la pensée en matière militaire », il voulut que cette institution organisât périodiquement des rencontres avec les grands établissements civils et différents groupes de recherche.
Michel Debré a aussi été député de la Réunion de 1963 à 1988. Dès son arrivée dans le département français de l’océan Indien, le nouvel élu de l’île décida de se battre sur tous les fronts du développement économique, social et culturel. Comme le souligne le préfet Paul Cousseran, le parlementaire prit d’abord en main le dossier agricole, « aidant les petits planteurs à se remembrer, à s’organiser, à se moderniser, à fréquenter les nouvelles coopératives et la Safer, à obtenir des prix plus bas ». Le résultat de cette action ambitieuse fut remarquable : les usines sucrières se regroupèrent et devinrent plus compétitives. Le député se concentra également sur les problèmes de formation. En dix ans d’efforts incessants, au prix de nombreuses interventions auprès des administrations métropolitaines, il obtint une mise à niveau très rapide de l’appareil éducatif, depuis le cycle primaire (1 850 classes créées en dix ans) jusqu’à une université. Vingt CES et CET, plusieurs écoles techniques spécialisées et quatre lycées furent construits grâce à son action.
L’œuvre de Michel Debré ne se limite pas au domaine politique. Sa trentaine d’ouvrages littéraires et sa centaine d’articles (dont une dizaine pour la revue Espoir) ont montré un authentique talent d’écrivain souligné par le journaliste Eric Branca. Dans la longue liste des livres les plus marquants, les critiques ont surtout retenu : La mort de l’État républicain (1947), La République et son pouvoir (1950), Ces princes qui nous gouvernent (1957), Refaire une démocratie, un État, un pouvoir (1958), Sur le gaullisme (1967), Une certaine idée de la France (1972), Lettre ouverte aux Français sur la reconquête de la France (1980), Trois Républiques pour une France ; mémoires (tome 1, Combattre, 1984 ; tome 2, Agir, 1988 ; tome 3, Gouverner, 1988), Naissance de la Ve République (1990), Entretiens avec le général de Gaulle (1993)... Michel Debré est entré dans la prestigieuse institution « des immortels » en étant élu à l’Académie française le 24 mars 1988 au fauteuil du duc de Broglie. Outre l’hommage rendu à l’un des plus grands serviteurs de l’État, le numéro exceptionnel de la revue dirigée par Alain Plantey présente un grand intérêt en raison de la diversité des sujets traités qui couvrent une longue et cruciale période dans l’histoire tourmentée du XXe siècle. ♦