La France en Chine (1843-1943)
De quoi se mêlent ces Nantais du Centre de recherches sur l’histoire du monde atlantique, de sortir ainsi un ouvrage collectif sur la Chine ? On les verrait plutôt tournés vers le trafic triangulaire. Jacques Weber, le chef d’orchestre, délivre d’emblée l’explication : Nantes ne détient pas seulement la clé du casier judiciaire, mais aussi, depuis 1987, d’abondants cartons d’archives diplomatiques, ce qui permet de passer sans vergogne du détroit de Floride à celui de Formose et de se rappeler le goût des porcelaines chez les messieurs du Quai de la Fosse.
Les limites de temps adoptées sont un peu arbitraires, mais correspondent effectivement au plus fort de la présence française dans l’empire du Milieu, avant une fin morose « au terme d’un lent et inexorable déclin » : comme en Indochine, ralliement dubitatif à Vichy, difficile exercice d’équilibre entre Nankin et Chongqing, abandon affectueux des Américains (« Pas une aiguille, pas un grain de riz pour les Français ») et tentative de disputer quelques miettes aux exigences nippones.
Peu d’acteurs, mais beaucoup d’action dans quatre secteurs dont l’examen successif détermine le plan : religion, enseignement, puissance militaire, diplomatie, avant un chapitre de synthèse sur la concession de Shanghai. Bien entendu, il existe de nombreux liens entre ces domaines, mais aussi pas mal d’incompréhensions. Consuls et soldats se font en principe la courte échelle pour protéger les missionnaires qui sont en même temps enseignants, voire médecins, et qui ouvrent le chemin à nos commerçants et à nos industriels ; tableau idéal où jésuites et bonnes sœurs dispensent les soins de l’âme et du corps, tandis que l’université Aurore forme des élites, que des Steve Mac Queen bretons servent sur des canonnières du Yang-tsé arborant les trois couleurs et que Paul Claudel songe au Soulier de satin. La réalité n’est pas aussi rose : aux effets de la compréhensible réserve chinoise à la suite des traités inégaux (vraiment très inégaux !) s’ajoutent les querelles franco-françaises. Les rapports fluctuants entre le Quai d’Orsay et le ministère de la Guerre, les répercussions de la politique Combes, les surenchères des missionnaires, les ingérences du Vatican, les ambitions italiennes, les rivalités entre puissances unies provisoirement contre les Boxers... ne garantissent pas le meilleur rendement. Il est des temps où les franciscaines sont connues dans les consulats sous le nom de « saintes garces » et où l’amiral Courbet démolit à coups de canon l’arsenal de Fuzhou construit par ses compatriotes.
Dans cette symphonie où chacun joue sa partition, ces quelques Français ont tout de même bien du mérite. Le lecteur s’étonnera de la modicité des effectifs : la colonie française d’Amoy se monte à quatorze personnes, y compris les enfants du vice-consul et trois Chinois fraîchement naturalisés, et les « compagnies de débarquement » en alignent juste autant. Il sera admiratif devant l’initiative laissée aux plus modestes échelons (ou tolérée de leur part, quitte à les désavouer par la suite). Il est facile depuis la rue Royale de fustiger après coup le lieutenant de vaisseau Hourst qui « avec ses six canons et ses soixante hommes, prétend faire la police du Setchouen »... tout en se livrant à « un travail hydrographique sans précédent ». Nous avons cherché en vain si une rue de Paris portait son nom. Ces hommes ne sont certainement pas responsables des ravages causés par la « fée brune » (l’opium, origine d’une « corne d’abondance » exploitée au plus haut niveau en dépit de la proclamation d’une lutte en forme de « supercherie »). Ils ne le sont pas non plus — la chose n’est pas nouvelle — de la transformation, dans nos facultés et nos usines de métropole, des « élèves-ouvriers » en révolutionnaires professionnels comme ce fut le cas pour Zhou Enlai et Deng Xiaoping.
Malgré un utile chapitre historique liminaire et un exposé didactique bienvenu sur « les structures de la diplomatie française », cet ouvrage ne prétend ni à l’unité parfaite, ni à l’exhaustivité. De récits en anecdotes et en monographies, il restitue toutefois fort bien une époque et une ambiance. Il suscite aussi une certaine nostalgie du temps où, grâce à une poignée de nos devanciers, « on parlait français jusque dans les gares les plus reculées », où « les affiches et règlements étaient rédigés en français » et où les rues de la concession de Shanghai, baptisées Joffre ou La Fayette, étaient bordées de « platanes importés de Marseille ». ♦