La pensée stratégique
Ce 3 245e « Que sais-je ? » a donc pour objet de nous entretenir de stratégie, intention louable car le mot est actuellement mis à toutes les sauces, parfois pour le simple « plaisir d’utiliser un terme prestigieux encore empreint de résonances guerrières », alors que désormais « le concept de stratégie déborde largement l’art de la contrainte » et est applicable à bon nombre d’activités qui se déroulent dans un « milieu conflictuel » et suscitent des rapports de « nature dialectique ». Le lecteur bénéficie au départ de définitions précises, succinctes et séparant aussi clairement que possible stratégie et tactique (il trouvera en outre vers la fin du livre des exemples fort pertinents puisés dans l’exercice de la séduction).
Malgré l’extension du champ, il existe toutefois deux domaines d’élection de la stratégie : le militaire et l’économique. La plus grande place dans cet ouvrage au plan très déséquilibré est par conséquent occupée par une paire de volumineux chapitres traitant de ces sujets, auxquels s’ajoutent trois petites sections placées en position intermédiaire ou finale, sans doute destinées à lier l’ensemble, mission qu’elles ne semblent pas remplir parfaitement. Si les auteurs font ressortir judicieusement les constantes (principe de volonté = concentration des efforts ; principe de liberté = liberté et rapidité d’action ; principe d’efficacité = économie des forces), les deux plats de résistance sont servis différemment.
La stratégie militaire est traitée sous forme d’historique appuyé sur des références solides. Nous guettions impatiemment Sun Tse, nous l’avons trouvé dès la page 32. Que feraient nos stratèges modernes sans la caution de cet illustre Chinois qui enseignait en gros qu’il fallait attaquer du fort au faible et que dans la situation inverse il valait mieux s’abstenir ? Sun Tse joue pour nos penseurs le rôle de feu Diana pour les paparazzi. L’énumération exhaustive paraît ici parfois un peu longuette, sauf à se délecter des œuvres des poètes persans et des « traités de tessons » (?) du fameux Hindou Kautiliya. Nous avons pour notre part porté plutôt notre attention, dans ce chapitre, vers quelques portraits bienvenus et concis de personnalités plus récentes (Montecuccoli, Guibert ou Jomini) et vers un certain nombre d’observations assez originales et dignes de réflexion (voire de contestation) comme l’« incapacité des nomades à transformer une conquête en État stable » ou l’inversion de l’ordre chronologique bataille-opérations. « Une typologie des guerres est difficile à établir », écrivent à juste titre les auteurs. Il est vrai que la comparaison entre la bataille de Cannes et celle de la Marne est audacieuse et on ne sait plus très bien in fine si la guerre totale fut inventée par Ludendorff (page 23) ou si la paternité en revient à Clausewitz (page 35).
La stratégie économique en revanche est présentée de façon descriptive, analysée en ses mécanismes contemporains, puisque son apparition officielle est récente et qu’on parvient tout juste à discerner quatre périodes dans l’évolution de 1945 à nos jours. On trouvera ici des considérations intéressantes sur le concept de métier, les arbres de compétence, la stratégie par les prix, la capacité de vision stratégique en fonction du niveau de responsabilité... tout en restant parfois sceptique devant ces schémas dont les conseillers de synthèse, consultants et autres experts sont friands, au point de les dessiner à grands coups de marqueurs et de flèches sur les paper boards des salles de réunion. Les figures des pages 77 et 86 nous ont laissé particulièrement pensif, de même que les évolutions des carpes, requins et dauphins tirées d’un « ouvrage qui a fait date à sa parution ». On est béotien ou on ne l’est pas.
À force de l’être, il nous vient un affreux soupçon : et si les « principes rigoureusement appliqués » par l’état-major américain pendant la guerre du Golfe étaient moins le signe d’une stratégie géniale que celui de la gestion rationnelle d’un écrasant rapport de forces ? Et si le 11 novembre ne devait pas plus à l’état du panier de la ménagère allemande et au débarquement de quelques Américains à Bordeaux qu’aux intuitions stratégiques de brillants cerveaux ? Nous nous souviendrons plus, en tout cas, parmi les définitions de la stratégie proposées par les auteurs, des « tentatives de rationalisation du passé » que des « variations de l’intensité des négations réciproques ». Finalement, le plus fort gagne et Sun Tse, qui a découvert cette loi, reste bien le meilleur ! ♦