Les minorités nationales en Europe centrale et orientale
« Ce livre fait une synthèse de la situation des minorités… » annonce d’emblée le communiqué de presse : affirmation discutable. Certes, une première partie énonce clairement d’utiles considérations d’ordre général. Elle insiste fort à propos sur les difficultés de définition et le flou des données statistiques et montre bien les différences, au sein d’une Europe « centripète à l’Ouest, centrifuge à l’Est », entre nos États occidentaux qui « se sont constitués par le rassemblement de provinces disparates » et ceux, traités ici, qui, par suite d’un « mouvement de décolonisation avant la lettre », sont « nés tardivement de l’éclatement des empires » monarchiques ou communistes, lesquels avaient imposé des solutions fédéralistes. Une brève conclusion constate par ailleurs que les malheurs des minorités « se ressemblent étrangement » en cette « époque de bouleversements profonds, pudiquement appelée transition ».
Toutefois, et c’est loin d’être un reproche, l’intérêt principal de cet ouvrage paru en Suisse, pays d’exception où coexistent sans problème majeur diverses communautés, nous semble résider dans l’analyse cas par cas de la situation de dix-huit États postcommunistes, regroupés selon quatre grandes zones, elles-mêmes succinctement caractérisées (citons sous le titre « Le poids de l’héritage » une peinture à grands traits de l’Europe des Balkans). L’auteur ne fait grâce d’aucun nom sur la liste, mais — et là réside sans doute son plus grand mérite — en dégageant en peu de mots les particularités de chacun. Ainsi la lecture n’est-elle pas lassante ni répétitive et ferait plutôt penser au défilé des rois grecs de la Belle Hélène. Il ne peut être question dans cette modeste recension de se lancer dans une énumération exhaustive, mais quelques exemples permettront d’illustrer notre propos : généreuse et habile, la Hongrie « accorde chez soi ce qu’on espère obtenir ailleurs pour soi-même » ; les Slovaques, désormais maîtres chez eux, se retrouvent avec des problèmes de minorités sur les bras que leur épargnait auparavant le « pôle médiateur de Prague » ; la Slovénie, grande comme trois départements français, a eu besoin de « la médiation espagnole… pour décrisper la situation » ; sa voisine croate a forgé une « histoire mythico-constitutionnelle » invoquant Charlemagne et oubliant Pavelic ; la Biélorussie a si peu de personnalité que son président n’en « maîtrise pas la langue » ; à l’opposé, les Lettons baignent dans les « inquiétudes existentielles » et adoptent des dispositions draconiennes concernant la nationalité, etc.
On ne saurait pourtant parler de nivellement pointilliste. Si chacun a droit à peu près au même volume de texte, comme il en est pour la hauteur des drapeaux à l’Onu, la gravité de certaines situations inextricables est dûment mise en avant : le Kosovo « point le plus explosif des Balkans », la Bosnie éternelle « pomme de discorde », la Crimée « enjeu constant ». Quel peut être l’avenir du patchwork moldave entre les ultras de Transnistrie désavoués par Moscou et les manœuvres gagaouzes ? Un aspect commun, mal réglé, est celui des Gitans : pauvres diables minoritaires par vocation, divisés en innombrables clans, « cible de la haine populaire », utiles à l’occasion en tant que boucs émissaires et bien accueillis dans la seule Macédoine ; avec un nom comme ça, on n’est pas à Skopje à une minorité près.
Excellent ouvrage donc que nous procure André Liebich, fruit à coup sûr d’un travail considérable, complet malgré ses dimensions réduites et susceptible, au-delà de la population estudiantine, d’intéresser tout citoyen qui se refuse à prendre Riga pour une dame. Il est seulement dommage qu’une première impression ait laissé provisoirement passer des cartes incomplètes et peu lisibles, alors que leur présence est indispensable au suivi.
Ethnies emboîtées comme des poupées russes, distinctions sibyllines entre Ukrainiens et Ruthènes, prolifération albanaise, irrédentismes hongrois, impérialistes d’hier se protégeant en îlots craintifs, clivages religieux, appartenances linguistiques accrochées aux questions scolaires, personne n’échappe dans cette Europe-là à de redoutables problèmes porteurs de drames. Devant ce tableau, on ne peut que méditer sur la lourde responsabilité encourue chez nous par ceux qui, dépassant le folklore et les démonstrations de bourrée, prônent le nationalisme corse ou se réjouissent de l’enseignement du breton en maternelle. ♦