Bonjour « Farewell »
En juillet 1981, au sommet d’Ottawa, quelques semaines après la formation en France d’un gouvernement qui inquiète Washington en raison de la présence de quatre ministres communistes, le président Mitterrand remet à Ronald Reagan un dossier qui rassure les États-Unis sur les intentions véritables de Paris. En effet depuis plusieurs mois, la France manipule une taupe (nom de code « Farewell ») qui est implantée dans l’une des divisions les plus sensibles du KGB. Lors d’une entrevue, le chef de l’État français partage le secret avec son homologue américain et lui révèle l’ampleur du pillage soviétique dans le monde. Le président Reagan, dont la méfiance a disparu d’un coup, est alors consterné par ce qu’il qualifie de « l’une des plus grandes affaires d’espionnage du XXe siècle ».
Vladimir Vetrov, un agent de la direction technique du KGB, a fourni près de 4 000 documents à la DST française entre le printemps 1981 et décembre 1982. « Farewell » a ainsi transmis les noms de 250 officiers soviétiques du renseignement technologique opérant à l’étranger et une multitude d’informations sur ce qui intéressait en Occident les industriels militaires de l’URSS : les projets américains dans la défense antimissile, les armes à faisceaux de particules, les logiciels de simulation pour les systèmes d’armes, les avions « furtifs » (stealth), le matériel radioélectrique dans la gamme des ondes millimétriques, les moteurs à hélices « propfan » pour utilisation future dans les missiles de croisière, le système de commande de l’armement des avions de chasse, les matériels destinés à la microélectronique, etc. Plus de 70 % des commandes de renseignement visaient les États-Unis. Les documents remis par l’agent double ont aussi révélé que la VPK (commission pour l’industrie militaire du praesidium du Conseil des ministres de l’URSS) s’intéressait à une multitude de projets sur les hautes technologies développées en France. Les recherches d’informations concernaient divers secteurs de pointe : la sidérurgie (alliages à haute résistance thermique et traitement par le vide de l’acier), les armements (missile stratégique M4), l’électronique appliquée (canons à électrons et systèmes de navigation à inertie) et d’autres domaines (appareils thermiques solaires, technologie du verre minéral, etc.). Dans la plupart de ces champs d’activité, les services secrets soviétiques avaient obtenu les renseignements nécessaires. L’acquisition d’une importante documentation technique avait ainsi permis aux chercheurs de l’URSS soit de lancer des processus de fabrication, soit de perfectionner leurs propres produits, soit de renoncer aux études en cours.
Le pillage technologique en Occident (essentiellement aux États-Unis et en France) a donné à l’Union soviétique la possibilité d’améliorer ses programmes en cours (à 66 % selon l’auteur), de les accélérer (27 %), de lancer de nouveaux projets (5 %) ou d’annuler les recherches qui se révélaient sans avenir (2 %). Les économies de temps et d’argent réalisées grâce à l’espionnage scientifique et technique couvraient largement le financement de l’important réseau de recueil de renseignements. Caspar Weinberger, le secrétaire d’État à la Défense au début des années 80, avait d’ailleurs résumé la situation en termes clairs : « Les pays occidentaux subventionnent le renforcement de la puissance militaire soviétique ». La production de « Farewell » a mis à nu la très grande fragilité des sociétés occidentales et les carences énormes qui existent dans leur système de défense et de protection du secret. Ainsi le Pentagone a appris qu’il n’était pas le seul à connaître le système de défense antimissile du territoire américain, et la Maison-Blanche que son dispositif de protection électronique n’avait aucun secret pour le KGB. De même, beaucoup de Français ont découvert à cette occasion que c’est dans leur pays qu’avait été amassé le maximum d’informations sur les armes chimiques et biologiques. Par ailleurs, les militaires des nations de l’Otan n’ignoraient plus que les Soviétiques étaient capables d’immobiliser leurs chars en introduisant de la mousse de polyuréthane à polymérisation rapide dans leurs pots d’échappement ! Et ainsi de suite…
Brillant étudiant dans une école technique de haut niveau et grand sportif, Vladimir Vetrov avait le profil type du bon espion lorsqu’il fut recruté par le KGB au début des années 60. Il opère d’abord en France, puis au Canada, avant d’être affecté à un poste d’analyste qui lui permet de faire le tour complet du renseignement technologique soviétique. Puis c’est la crise morale. À quarante-huit ans, Vetrov n’est que lieutenant-colonel et estime qu’il se trouve sur une voie de garage. Le régime communiste entame lentement son processus de décomposition. Les officiers de renseignement, en contact direct avec les réalités occidentales, peuvent à loisir comparer les valeurs respectives des deux systèmes. La comparaison n’est pas à l’avantage du socialisme. L’agent du KGB décide alors de faire le grand saut : au printemps 1980, il contacte le contre-espionnage français, la DST. La folle aventure commence. Vetrov devient « Farewell ». L’espion se transforme en un agent de renseignement pour la France. Dans le même temps, la vie de ce personnage bien singulier bascule dans l’alcoolisme et une passion maladive pour les femmes. C’est cette dérive qui le perdra. L’impossible choix entre son épouse et Ludmila, sa maîtresse, l’amène à commettre l’irréparable : en février 1982, il tente d’assassiner sa maîtresse et abat froidement un témoin de la scène. Jugé et condamné à quinze ans de prison, il se retrouve au goulag, d’où il adresse des lettres attendrissantes à sa famille. C’est dans cet enfer que ses activités d’espionnage sont enfin reconstituées par les spécialistes du KGB et qu’il est finalement exécuté.
L’histoire de la taupe russe de la DST soulève de nombreuses questions. Beaucoup d’analystes s’interrogent encore sur l’aveuglement du KGB qui d’une part n’a jamais décelé la trahison de son agent lorsqu’il était en service, d’autre part n’a pas perçu le changement brutal de sa personnalité : Vetrov a brusquement viré dans l’éthylisme et une vie privée particulièrement mouvementée et instable. Par ailleurs, la manipulation de « Farewell » par la DST a toujours échappé aux services secrets de Moscou. Cette chose étonnante semble toutefois vraisemblable aux professionnels français. Ainsi l’amiral Lacoste, ancien patron de la DGSE, auquel l’auteur a fait part de ses incertitudes, pense que si la manipulation de Vetrov a réussi, c’est justement parce qu’elle allait à l’encontre de toutes les règles de l’art et qu’elle n’était pas conduite par de véritables professionnels (un délégué général de Thomson-CSF et l’attaché militaire adjoint de la France à Moscou ont été pratiquement les uniques contacts de « Farewell »). Pour les spécialistes, l’explication est claire : étant donné le régime de contre-espionnage draconien régnant en Union soviétique à l’époque, les vrais professionnels se seraient aussitôt retrouvés « entre les griffes du KGB ». En résumé, le récit captivant et très documenté du journaliste écrivain russe (francophone) Serguei Kostine met en lumière la surestimation de l’efficacité des services secrets soviétiques de l’époque et leur incroyable carence dans le domaine du suivi de leurs personnels. Toutefois, cette grande affaire d’espionnage a largement profité à la France et a permis de réchauffer, en 1981, les relations, alors gravement menacées, entre Paris et Washington. ♦