Repenser la dissuasion nucléaire
« Peut-on, aujourd’hui et demain, être encore une puissance nucléaire sans être une superpuissance et tout en étant insérée normalement dans le jeu mondial ? ». La question qui clôt l’introduction de l’ouvrage de Pascal Boniface éclaire d’entrée de jeu la position paradoxale de la France au sujet de la dissuasion et de la détention d’armes nucléaires. La France n’est pas une superpuissance, c’est entendu. Pourtant elle ne cesse de se comporter comme une superpuissance. Sous de Gaulle elle refuse de signer le traité de Moscou qui en 1963 interdit en partie les essais nucléaires. Sous Chirac, elle s’autorise quelques essais supplémentaires en dépit de l’opinion internationale. « La difficulté pour la France sera toujours la même : alors qu’elle n’a ni lancé ni participé à la course aux armements, elle apparaît comme une empêcheuse de désarmer en rond » (p. 90). Ses initiatives sont mal comprises, et ses ambitions estimées illégitimes.
Paradoxales également, les prétentions françaises pour l’Europe dont Boniface retrace l’histoire récente. Si le débat sur la mise à disposition de l’arme nucléaire française à ses partenaires européens a toujours été conflictuel, la situation présente a les dehors ambigus de la cocasserie. Les Français considéraient jusqu’en 1992 qu’en vertu de l’exclusivisme national de la dissuasion nucléaire, il n’était pas question que l’arme nucléaire française puisse être mise à disposition de la défense européenne. Le sujet devient moins tabou en 1992 lorsque François Mitterrand envisage l’éventualité d’un partage de la dissuasion au sein d’une politique étrangère et de sécurité commune. Cependant, la conditionnalité de l’existence d’une véritable Pesc et d’une union politique à cette ouverture freine plus qu’elle ne favorise le processus, regrette Pascal Boniface : « La France ne peut proclamer à la fois que l’arme nucléaire reste essentielle pour sa sécurité et que l’Europe doit devenir plus autonome en matière de défense sans accepter qu’un lien soit fait entre les deux propositions (…) L’européanisation de l’arme nucléaire française — d’une façon ou d’une autre — participe donc du travail de relégitimation de la dissuasion au niveau européen » (p. 81) ; d’autant qu’un consensus en France sur une dissuasion concertée sert désormais de toile de fond aux discussions entre la France et ses partenaires de l’Union européenne. Toutefois, la France continue d’agir en solitaire, sans associer excessivement, c’est le moins qu’on puisse dire, les Européens, insuffisamment consciente de la présence américaine dont le parapluie protecteur s’étend sur l’Europe entière, et auquel ses partenaires ne souhaitent peut-être pas substituer une protection française.
La France victime de ses ambitions ou de la délégitimation de l’arme nucléaire, par laquelle l’auteur ouvre son essai ? Au cœur de la stratégie de dissuasion, l’arme nucléaire a bénéficié pendant quarante-cinq ans de la mansuétude des opinions publiques. Plus menaçante que protectrice pour ces dernières, elle subit désormais leur opprobre, confirmé par le cinquantième anniversaire de la destruction de Hiroshima, la déclaration de New York (1995) sur les « principes objectifs de la non-prolifération et du désarmement nucléaire » et les travaux de la commission de Canberra qui, réunie en 1995, condamne d’un même élan tant les armes nucléaires que le concept de dissuasion. Les ONG (Greenpeace, Pugwash), la conférence du désarmement de Genève, les avis de la Cour internationale de justice ou l’action des pays du Sud au sein de l’Onu (« L’antinucléarisme est le thème le plus diplomatiquement correct de l’Onu » (p. 31) contribuent tant à la perpétuation d’un climat antinucléaire qu’à l’isolement des pays dotés de l’arme atomique. Cependant, l’espoir d’un monde dénucléarisé n’est pas partagé par les puissances nucléaires. À peine concèdent-elles la nécessité d’une « dissuasion minimale », que défendait jusqu’alors une France isolée entre des États-Unis autrefois favorables à un nucléaire de combat et une Union soviétique attachée à la disparition du nucléaire, et à laquelle s’est également ralliée la Russie.
Les mérites principaux de l’ouvrage résident sans doute dans ce qui est en filigrane des démonstrations proposées par son auteur. Ce dernier parvient d’abord à dissocier le discours officiel d’un État des raisons dissimulées qui le poussent à agir. Sa lucidité l’amène à rendre des jugements particulièrement corrosifs à l’égard de la France. L’annonce d’un moratoire sur les essais nucléaires en 1992 par exemple s’explique, selon Boniface, plus par des « raisons internes et avant tout budgétaires », et en ce qu’elle est « tout à fait conforme aux intérêts de puissance de la France » (p. 98) qui cherche par ailleurs à « combler [son] déficit d’image (…) en matière de désarmement » (p. 99) que par un souci de contribuer au désarmement et à la paix mondiale. Pascal Boniface n’est certes pas le premier à considérer qu’un État, jamais, n’agit uniquement en fonction de principes éthiques, d’une morale qui se suffirait à elle-même, ou d’un intérêt général dont il faudrait interroger l’existence dans une géopolitique dominée par les États-Unis, mais poursuit ses intérêts propres. Il faut donc distinguer le discours officiel de la réalité, l’intention annoncée du projet véritable, et remarquer avec l’auteur qu’en matière militaire, nucléaire et stratégique, les mots jouent un rôle majeur, et la présentation des choses autant que les choses elles-mêmes.
La France n’a ainsi pas su vendre la reprise des essais nucléaires au moment où elle contribuait à l’arrêt total de ce type d’essais : « Les perceptions subjectives sont parfois plus fortes que les réalités objectives et les gouvernements doivent en tenir compte » (p. 100). La démonstration est louable, même si elle sert les partisans de l’arme nucléaire autant que ses détracteurs. En reconnaissant en effet à celle-ci une spécificité indéniable, en ce que par exemple elle est chargée de symboles forts et suscite des transports de haine, on lui reconnaît un rôle à jouer particulier dans la stratégie militaire, un rôle central et qu’elle seule serait à même de jouer, la pièce maîtresse de la dissuasion. C’est donner aux tenants de la dissuasion nucléaire plus d’arguments qu’il n’en faut, et que Pascal Boniface reprend à son compte. Le paradoxe central de l’arme nucléaire produit à son bénéfice de la légitimité : garante de l’efficacité de la dissuasion, et par conséquent de la paix, elle suscite l’anathème de pacifistes qui, en exigeant sa disparition, menacent de nouveau la planète de conflits militaires. Qu’importent les condamnations en tout genre, pourvu que la dissuasion nucléaire soit maintenue. Plutôt que se soumettre à la volonté générale, les autorités politiques françaises doivent, selon Pascal Boniface, revoir leur communication, adapter la forme sans modifier sensiblement le contenu de la stratégie militaire : « Il y aurait tout intérêt, non pas à célébrer la puissance que donne l’arme nucléaire à la France, mais à exercer une politique pédagogique sur la dissuasion, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur de nos frontières » (p. 142). Plutôt que d’écouter les craintes du peuple, le prince doit donc n’écouter que soi et rallier l’opinion générale à son propre projet. Plutôt que repenser la dissuasion nucléaire, il doit se contenter d’écouter son conseiller qui lui propose de ne modifier en rien la stratégie définie.
On ne peut reprocher à Pascal Boniface de prendre position aussi clairement, ce qui, de la part d’un chercheur, est plutôt courageux, d’autant qu’une expérience en stratégie est très utile. On peut en revanche s’interroger sur les raisons de ses positions légitimistes, favorables sans restriction à une idéologie de la dissuasion qu’on aurait aimée nuancée. Il ne tient pas compte, par exemple, des risques sur l’homme et son environnement que ferait courir l’usage de l’arme nucléaire en se contentant d’affirmer que la dissuasion repose non sur l’emploi effectif du nucléaire, mais sur son emploi éventuel : « C’est l’efficacité politique de la dissuasion qui doit être privilégiée et non son efficacité militaire » (p. 125). Au nom du réalisme, toute divergence de fond, tout scepticisme déclaré de l’efficacité propre de la dissuasion nucléaire, sont bannis. Le monde pourtant a connu les désastres de Hiroshima et de Nagasaki, mais Pascal Boniface nous explique que « les dégâts qu’ont provoqués les armes nucléaires » appartiennent à la préhistoire de la dissuasion, et qu’un tel usage est aujourd’hui proscrit, juste suggéré ; même s’il croit bon d’écrire que ces « moments de barbarie de la Seconde Guerre mondiale (…) n’en sont qu’un parmi d’autres avec, cependant, l’avantage d’avoir permis de terminer la guerre ». ♦