Le Royaume-Uni au XXe siècle
Comme un bon chien de garde, l’avant-propos fait son possible pour décourager l’intrus. Ce livre, qui se dit modestement « incontournable », clair, exhaustif et à jour, serait exclusivement destiné aux « spécialistes de la Grande-Bretagne et à leurs étudiants ». S’y aventurer est donc faire preuve d’une audace condamnable pour le vulgum pecus, apparemment invité à limiter ses britanniques connaissances à Marks & Spencer, aux Spice girls et à la vache folle.
Dans l’ensemble toutefois, il nous semble avoir compris ce texte et estimé que quelque 300 pages d’impression serrée n’étaient pas de trop pour aller de Victoria à Tony Blair en sept parties et vingt-sept chapitres. Chaque période est présentée de façon synthétique et non simplement chronologique. Une place de choix est accordée à l’évolution des partis, aux résultats des scrutins législatifs accentués comme on sait (la loi du cube) par le mode majoritaire à un seul tour, et à l’œuvre interne des gouvernements successifs, priorités normales dans l’étude d’un pays longtemps présenté comme le modèle du parlementarisme et l’initiateur de la protection sociale grâce au rapport Beveridge. Les changements profonds de la mentalité populaire glissant vers la permissive society sont eux aussi soigneusement analysés, de même que les dominantes de la politique étrangère. Cependant, point de descriptions épiques et peu de sentiment : la guerre des Boers ne couvre que deux pages, Dunkerque et le Blitz n’ont droit qu’à quelques lignes, les sympathies idéologiques prêtées à Edouard VIII sont citées de façon allusive et l’annus horribilis est inscrite pour mémoire. De loin en loin se glissent tout juste une timide envolée sur les souffrances des soldats dans les tranchées de l’Artois, une réflexion cynique sur les Black and Tans, une petite pique sur la marche rituelle d’Aldermanston, ou encore une imperceptible moquerie dans le portrait du « quincaillier » Chamberlain, de Baldwin, Cripps, Wilson, Callaghan et consorts. On peut à ce propos regretter l’absence d’un index des noms propres.
Il serait présomptueux de notre part de prétendre dégager l’essentiel ; l’excellente et concise conclusion générale y pourvoit. Il y a néanmoins de quoi être particulièrement frappé par l’importance que revêtirent pour la Grande-Bretagne les deux guerres mondiales, où elle entra pourtant un peu « à reculons ». Sans qu’un seul ennemi eût pris pied sur son sol, attendant 1916 pour instaurer le service militaire obligatoire, le pays fut ébranlé sans doute au moins autant que la France : avec un rationnement prolongé et de profondes blessures d’orgueil, il y perdit son rôle de « banquier du monde » et son gigantesque empire remplacé par le « mythe du Commonwealth » devenu un « pâle substitut ». Il est par ailleurs remarquable que des personnalités exceptionnelles aient pu frôler le « césarisme » dans cette démocratie exemplaire : Lloyd George menant tambour battant le War Cabinet, l’homme au cigare qui « demanda pendant dix ans au peuple britannique de se surpasser », Margaret Thatcher enfin, à la « carrure churchillienne » indéniable. On peut ou non aimer le « style populiste » du personnage, apprécier la « brutalité de sa thérapie », approuver la poll-tax, force est de reconnaître l’opiniâtreté de la dame de fer, capable, malgré les « relations spéciales » (entre les deux pays), de « faire passer un très mauvais quart d’heure au téléphone » au président des États-Unis. D’autres éléments caractéristiques sont susceptibles de retenir l’attention du lecteur : par exemple la persistance des disparités régionales, le maintien d’un effort budgétaire important au profit de la défense, l’effacement de l’aristocratie et surtout la relative modération idéologique des Trade-Unions et des partis ; Ramsay Mac Donald arrivant au pouvoir en 1924 pratique un « prudent conformisme », les conservateurs opèrent une « transition réussie » en 1951 et le gouvernement Blair « chasse délibérément sur les terres conservatrices ». Le reste est moins spécifique : le vandalisme des hooligans et le vieillissement de la population ont des équivalents chez nous et les mesures fiscales adoptées outre-Manche en 1909 ressemblent furieusement à ce que connaissent les contribuables français des années 90 !
Peut-on parler de déclin ? Certes, si on remonte à l’époque victorienne et à Kipling, l’image est moins brillante. Toutefois, plus qu’une Grande-Bretagne diminuée, c’est, au seuil du XXIe siècle, une Grande-Bretagne différente qui apparaît, qui a su s’adapter dans maints domaines et qui conserve un potentiel créatif considérable. « Le problème, c’est que… » (pour employer une formule malencontreuse échappée de la plume des rédacteurs à plusieurs reprises) le pays, après avoir essuyé une dernière larme au souvenir des gloires passées et tout en gardant nombre de traditions solides qui continuent à faire sa force, doit procéder à des réformes institutionnelles urgentes, régler une bonne fois le problème irlandais et réussir son entrée dans une Europe dont ne le sépare plus le « splendide isolement ». Voilà en tout cas ce qu’a retenu de la lecture attentive de cet ouvrage riche et dense un profane pénétrant par effraction dans le secret garden des experts. ♦