Quand le Ciel trouble la Terre ; religions et géopolitique
La géopolitique a ses modes et ses vedettes. Avec la chute de l’empire soviétique, Fukuyama prédisait un peu hâtivement la fin de l’histoire. Très récemment, Samuel Huntington fournissait, clé en main, au monde occidental et en particulier aux États-Unis, de futurs « adversaires » qui devraient un jour ou l’autre entrer en confrontation en raison de l’opposition fondamentale de leurs civilisations respectives. Parmi ces facteurs préludant au choc, la religion apparaît comme l’élément le plus important. Dès lors, les guerres de demain seraient des guerres de religion.
Pierre de Charentenay, jésuite, nous propose dans son dernier livre un vrai manuel de géopolitique et une analyse remarquable du fait religieux dans les relations internationales. En s’écartant des clichés et des jugements hâtifs, l’auteur dresse un portrait lucide, optimiste, mais aussi parfois inquiétant, de ce retour des religions. En effet, avec la création en 1979 de la république islamique d’Iran, un phénomène nouveau porteur de tensions internationales est devenu une réalité politique : le religieux est un facteur essentiel de la vie politique au moment où les idéologies, notamment le marxisme, ont perdu le rôle dirigeant consacré en 1945 par Yalta.
Pour comprendre cette évolution, il faut d’abord définir ce qu’est une religion et quels sont ses rapports au politique. Les trois premiers chapitres constituent ainsi une étude systémique, certes austère, mais indispensable. Retenons notamment les liens indissociables entre un peuple, son identité, sa culture, sa religion et son organisation politique. De l’évolution de ces liens dépend la stabilité ou le conflit. Ensuite, contrairement aux idéologies, les religions impliquent l’existence de deux mondes distincts, notre monde naturel et le monde surnaturel auquel les individus ou les communautés croient. Par ailleurs, la manière dont la religion est vécue au sein du peuple permet de distinguer les appréciations individuelles comme dans le christianisme sous sa forme protestante, et celles « collectivistes » comme dans l’islam.
Les chapitres IV et V démontrent que les religions sont à la fois très présentes dans de nombreux pays comme colonne vertébrale de la société, et ce particulièrement dans le Tiers-Monde, et qu’elles sont en compétition dans de nombreuses zones du globe comme en Afrique ou en Asie. Retenons ici que la religion se substitue trop souvent au politique et a entraîné une confusion des genres parfois dramatique comme au Rwanda où l’Église catholique a fait preuve d’un aveuglement quasi total. Néanmoins, il faut souligner l’accélération des démarches interreligieuses pour arriver à la paix qui peut être un « grand terrain commun ». Autre zone symbolique : Jérusalem, la ville religieuse par excellence, dont la composition ethnique reflète la complexité avec 71,3 % de juifs, 26,5 % de musulmans et 2,1 % de chrétiens. Pour l’auteur, en l’état actuel, le conflit reste insoluble et aucun compromis satisfaisant pour les trois religions semble possible.
Les quatre chapitres suivants traitent des quatre grandes religions. L’islam pose indéniablement des problèmes dans la mesure où certains régimes politiques s’en réclament. Globalement, l’auteur considère que le fondamentalisme islamique n’est plus qu’une idéologie et qu’il y a un échec de l’islam politique incapable de fournir un modèle équilibré de développement de la société. Au Proche-Orient, la paix est en danger et la situation est insoluble en l’état. En Occident et plus particulièrement en France, l’auteur déplore que l’islam suscite plus d’intérêt que le catholicisme. Ainsi, l’islam devient pour quelques-uns un véhicule de protestation contre la société. Il importe donc qu’il redéfinisse et clarifie son lien avec la laïcité ; mais il ne faut en aucun cas le confondre avec l’idéologie islamiste, et ne pas le considérer comme une menace contre l’Occident.
En fait, Pierre de Charentenay s’interroge davantage sur l’Asie, avec surtout l’hindouisme et le bouddhisme. L’hindouisme est de plus en plus militant et demeure tout sauf pacifique. L’avenir de l’Inde, et donc de la stabilité régionale, malgré sa « démocratie », reste très incertain. L’avènement des partis religieux doit inquiéter et il est nécessaire de favoriser le renforcement de l’identité indienne en s’inspirant de la lutte contre l’analphabétisme. Quant aux autres religions asiatiques, elles s’apparentent plus à des philosophies comme le bouddhisme ou le confucianisme.
Le judaïsme reste paradoxal tant son importance politique est inversement proportionnelle à son poids quantitatif, avec à peine 20 millions de juifs dans le monde. Il y a un caractère particulier du judaïsme avec l’identité religion-peuple-État d’Israël qui en constitue le ciment et donc un certain obstacle à l’assimilation régionale. Par ailleurs, comment comprendre Israël si l’on oublie la communauté juive américaine dont l’influence est capitale et dont le rapport avec la Terre promise constitue un lien « sacré » excluant, politiquement, une solution de compromis ?
Quant au christianisme, il reste la religion la plus importante avec deux milliards de croyants. Jusqu’à Vatican II, l’Église a été un pouvoir politique majeur et a dû procéder à un tournant à 180°. Dorénavant, celle-ci veut donner témoignage des valeurs fondamentales. Ainsi, l’un des axes du pontificat de Jean-Paul II est la défense des droits de l’homme qu’il ne cesse de rappeler lors de ses voyages. Toutefois, l’Église catholique s’est souvent fourvoyée politiquement, notamment en Amérique du Sud en soutenant des régimes pour le moins autoritaires. Elle a tout à gagner en respectant les principes de la laïcité.
Le dernier chapitre évoque l’éclatement du fait religieux avec le danger des sectes et de leur médiatisation. Celles-ci déstabilisent les États et sèment la confusion dans les esprits. Le Japon fait ainsi partie des pays les plus menacés par les sectes, dont le pouvoir politique n’est pas à négliger sur la scène nationale. De la même façon, le sport spectacle constitue une nouvelle religion, dont les effets de masse peuvent être pernicieux à terme pour le développement économique.
Le livre de Pierre de Charentenay mérite d’être lu et relu. Indéniablement, les rapports entre les religions et la géopolitique ont considérablement évolué au cours de ces cinquante dernières années. Nier le retour du religieux serait s’aveugler. Considérer que tout conflit est d’abord religieux serait trop réducteur. De fait, les religions, ou plutôt la religion manipulée comme une politique, peuvent être sources de conflit. À l’inverse, le fait religieux peut apporter la stabilité et la paix, à condition de respecter les principes de la laïcité. En ce sens, certaines religions ont encore beaucoup d’efforts à accomplir, comme a su le faire durant ces dernières décennies le catholicisme. ♦