Mitterrand et la sortie de la guerre froide
On estimait naguère que la relation de l’histoire réclamait un certain recul. Notre époque impatiente et indiscrète veut un traitement à chaud. Voici donc présentée l’action de François Mitterrand, l’intéressé à peine mis en terre à Jarnac, comme le serait celle de Richelieu.
Le titre laisserait penser à une vue plutôt « ciblée » des choses. En réalité, s’il est vrai que la « sortie de la guerre froide » a dominé cette période (« le vent de l’Est a secoué les cocotiers »), le sujet de l’ouvrage est tout bonnement la politique étrangère française sous les deux septennats successifs. Issu d’un colloque organisé en mai 1997, le livre se déroule en quatre parties. Chacune comporte les exposés d’universitaires, de journalistes et de chercheurs, la majorité des intervenants provenant du centre d’études et de recherches internationales de la Fondation des sciences politiques. Ces exposés, souvent critiques, entraînent la réaction d’importants personnages, ministres, ambassadeurs, officiers généraux, conseillers… qui ont vécu les événements à un poste clé ; occasion de controverses courtoises, mais parfois vives, entre « analystes » menés par Samy Cohen et tentés d’insister sur les « dysfonctionnements », et « témoins », dont le porte-parole semble bien être (encore qu’il s’en défende) Hubert Védrine, qui estiment qu’on pourrait parler un peu plus des « fonctionnements », tous s’entendant pour esquinter les Verbatim et leur auteur jugé peu fiable.
Les trois premières parties relatent respectivement l’attitude de l’ancien président face aux crises européennes (réunification de l’Allemagne, éclatement de l’URSS, Yougoslavie), à la construction du continent et aux problèmes régionaux extra-européens. Moins descriptive, à vocation synthétique, la dernière porte, à la lumière des exemples précédents, sur le « processus de décision ». Elle nous a paru la plus instructive comme la plus subjective, en particulier sur la notion de « pression de l’opinion publique ». Admettons avec Jean Musitelli que l’entourage du président ne constituait pas « une sorte de garde rapprochée réfugiée dans une tour d’ivoire » ; mais plusieurs intervenants soulignent le rôle déterminant des éditorialistes parisiens et des intellectuels de la même ville, sinon de la même rive, impatients d’en découdre au cri de « En avant, vous autres ! » Le flamboyant BHL est cité quatre fois, même si le président préféra faire état devant Baker de la mentalité de la « paysannerie française ». La démonstration n’est pas faite avec évidence d’une spécificité de ladite opinion publique par rapport au tambourinage médiatique. L’expression « influence par anticipation » est révélatrice dans le contexte, et le général Quesnot de traiter la guerre du Golfe de « plus belle opération d’intox depuis Hannibal ! ». Quant à découvrir que les mères de famille ne tiennent pas à ce que leurs fils aillent à la guerre, est-il besoin d’un appareil statistique perfectionné ?
Dans cette même dernière partie, le chapitre consacré au « système militaire » intéressera particulièrement les lecteurs de cette revue. Un général anonyme, mais chez qui hauteur de vues et assurance du ton traduisent l’altitude élevée des fonctions tenues, ne craint pas de situer l’armée française de 1981 « à son apogée ». Il explique comment le président réserva ensuite sa sollicitude aux éléments politiquement valorisants (dissuasion et intervention extérieure), abandonnant aux bons soins de Charles Hernu le reste pour lequel il avait peu de considération, pour ne pas dire du mépris.
Il ressort finalement de cet ouvrage dense un portrait assez net : François Mitterrand, homme de la première moitié du XXe siècle (comme on a pu dire de de Gaulle qu’il était homme du XIXe siècle) est profondément marqué par le passé. Hanté par le souvenir de Munich et sans doute persuadé que « le pacifisme a mauvaise presse en France depuis la Seconde Guerre mondiale », il fait preuve pourtant de prudence, voire de timidité face aux perspectives de bouleversement de l’ordre établi, qu’il s’agisse de la réunification allemande ou du réveil des nationalismes, d’où son acharnement sur le maintien de la frontière Oder-Neisse, ou encore l’appui prolongé jusqu’à l’aveuglement à Gorbatchev… et finalement quelques « trains ratés » par erreur d’appréciation. En même temps, le côté « passionnel » est présent dans la sympathie avouée pour nos vieux alliés serbes et la multiplication des interventions humanitaires, en partie sous l’influence de l’épouse. Il s’y ajoute peut-être vis-à-vis de l’Afrique bien de la maladresse : on a voulu « africaniser les droits de l’homme et la démocratie sans consultation » et on a fait « la classe à des élèves » à La Baule, tout en facilitant des « restaurations autoritaires » discutables et en y « mêlant des préoccupations d’ordre privé ». Enfin entrent en ligne de compte dans certains domaines une ignorance au moins affectée, comme sur la technique nucléaire, ou une connaissance superficielle et hésitante, comme sur le phénomène islamiste.
Le second septennat apparaît moins brillant que le premier ; certes, l’homme est physiquement atteint, mais en outre l’aplomb donné par la longévité, le rôle accordé aux rencontres personnelles fréquentes entre chefs d’État, et paradoxalement les effets de la cohabitation, entraînent une dérive monarchique. Les notes de l’Administration ne sont guère exploitées, les plus proches collaborateurs ne sont pas instruits de la pensée profonde du chef, les Conseils de défense deviennent de pure forme. Cependant, pèse avec une force croissante l’étroitesse de la marge de manœuvre sur la scène mondiale malgré un « brillant déploiement d’énergie diplomatique ». La place de la France se restreint, dans une posture « plus scandinave que gaullienne », même si ses dirigeants se croient « obligés de se prononcer sur tout » et de lancer à l’occasion « de grands machins dont personne ne veut ». Sur les 559 pages de ses Mémoires, Schwartzkopf consacre 14 lignes au rôle de la France.
Le texte abonde en mots durs : immobilisme, dégradation, marginalisation… sous le couvert d’un pragmatisme affiché. Mitterrand « meilleur tacticien que stratège… artiste et non visionnaire… surtout soucieux de ne pas injurier l’avenir ». On assure par ailleurs que s’il s’est souvent trompé sur le rythme, il a vu clair dans les grandes orientations. Nous avons été invités à regarder par le trou de la serrure ; il semble que l’image perçue n’est ni grandie, ni salie. Le responsable, avec ses préjugés et ses faiblesses, a selon toute vraisemblance agi comme il pensait devoir le faire et a récolté son lot d’extrapolations malheureuses et de paris perdus, inhérent à toute politique. Conclusion un peu terne de notre part, mais nos auteurs sont gens sérieux et n’ont pas recherché le scoop. Gageons que leurs successeurs piétinent déjà en classant leurs notes et en affûtant leurs formules, en vue de la prochaine tranche à servir bien saignante au public. ♦