Le XXIe siècle ne sera pas américain
Scipion l’Africain méditant sur les ruines de Carthage a souvent symbolisé le vertige de la puissance solitaire qui n’a plus d’adversaire à sa mesure.
Seule superpuissance mondiale depuis l’effondrement du bloc soviétique, les États-Unis d’Amérique ne semblent guère saisis d’un tel trouble métaphysique. Les déclarations de leurs leaders, du président Clinton à Newt Gringrich chef de la majorité républicaine à la Chambre des représentants, nous rassureraient d’ailleurs bien vite sur ce point, tant elles baignent dans l’auto-admiration.
Cependant, s’ils sont devenus un pouvoir suprême mondial, presque par inadvertance, « grâce à leurs seules vertus », certains pensent désormais aux moyens de prolonger cette situation si profitable à leurs intérêts commerciaux. Déjà en 1991, le sous-secrétaire à la Défense P. Wolfowitz avait souligné la nécessité de s’opposer à l’apparition de toute puissance capable un jour de pouvoir défier l’ordre américain. Plus récemment, Brzezinski, dans Le grand échiquier (Édition Bayard, 1997), définit, avec la même bonne foi rayonnante, les points d’ancrage d’une politique destinée à assurer la pérennisation du leadership naturel des meilleurs.
Certes le rappel constant de la puissance est l’un des moyens les plus connus de décourager la compétition des plus hardis, de renforcer l’acceptation des uns ou la soumission des autres. Cependant, le monde n’est pas figé et c’est bien au contraire un chaudron en constante ébullition où les pions considérés comme les plus sûrs peuvent soudain être absorbés par un trou noir. Rappelons-nous Tchang Kaï-chek, le shah d’Iran ou Suharto. C’est à une description détaillée de cet univers mouvant que s’attache le sénateur Pierre Biarnès avec la double autorité que lui donne son passé de correspondant du Monde en Afrique subsaharienne pendant 25 ans, de directeur de plusieurs revues politiques ou économiques consacrées à ces mêmes régions, et enfin de sénateur des Français à l’étranger, membre de la commission des Affaires étrangères et de la Défense, ce qui lui a encore permis d’étendre son champ de vision.
D’anciennes grandes puissances relèvent déjà la tête et ne sauront longtemps se laisser dicter leur conduite. Déjà, on le sent bien, les intérêts du dollar et de l’euro ne coïncideront pas toujours, obligeant à reconsidérer d’anciennes allégeances. Malgré toutes les pressions et l’insistance de M. Brzezinski ou de Mrs Albright, l’Europe ne paraît pas décidée à accepter la Turquie en son sein, ni à participer au retour de la puissance russe au Caucase ou au Proche-Orient.
L’Inde et le Pakistan viennent de montrer avec éclat les limites de l’hyperpuissance qui n’a pu ou su utiliser ni sa force militaire, ni sa force économique pour empêcher une prolifération nucléaire, grosse de dangers. Tandis que la Chine tend patiemment à retrouver sa grandeur passée, l’Extrême-Orient s’enfonce dans le chaos économique et l’Afrique dans ses convulsions suicidaires.
Pour l’auteur de ce livre inquiétant, dérangeant, c’est tout autant l’ampleur même des problèmes que les souhaits des nations qui feront que le XXIe siècle ne sera pas américain. Même si l’on n’adhère pas totalement à ces analyses détaillées et à cette vision du monde, on ne saurait que recommander la lecture de cet utile contrepoint au conformisme ambiant. Rappelons-nous que, lors de leurs triomphes, les généraux ou les empereurs romains étaient accompagnés d’un esclave qui ne cessait de leur rappeler à l’oreille : « Souviens-toi que tu n’es qu’un homme ». ♦