Le dernier rempart ? Forces armées et politiques de défense au Maghreb
Spécialiste des questions stratégiques en Méditerranée, Jean-François Daguzan vient de publier un nouveau livre sur une donnée assez peu traitée mais pourtant capitale pour l’avenir du Maghreb : l’armée et les militaires dans les jeunes États d’Afrique du Nord. Disons tout de suite qu’il s’agit là d’un ouvrage de référence sur le sujet, où abondent les indications bibliographiques, les renseignements statistiques, les repères cartographiques ainsi que, bien entendu, les réflexions de portée générale sur les questions de défense. On ne s’étonnera pas que, dans cette aire géographique, l’auteur aborde aussi des thèmes d’ordre plus nettement politique, et c’est avec bonheur qu’il le fait.
Dès les premières pages, l’exposé est cadré, non sans pertinence, par le rappel du concept d’« État néo-patrimonial », retenu par des experts de l’Afrique du Nord, aussi friands de néologismes que les autres. Reconnaissons que celui-ci reflète la réalité : au Maghreb, les systèmes de gouvernement répondent à merveille aux quatre critères définis par ces spécialistes pour qualifier l’État en question (paternalisme des relations politiques, clientélisme généralisé, forte emprise des institutions étatiques, accaparement du pouvoir par une oligarchie). Le signataire des présentes lignes se souvient à ce propos que, servant à Alger au lendemain de l’indépendance, il entendait son ambassadeur décrire le régime d’alors comme « le socialisme tempéré par l’anarchie et le soleil », boutade qui, au fond, disait sous une forme plaisante à peu près la même chose que la formule de nos savants professeurs.
L’outre-Méditerranée n’a pas le monopole des structures de ce type, que l’on trouve ailleurs dans le monde arabe. Au Maghreb ce serait, d’après des analystes, une phase transitoire de l’évolution historique. Jean-François Daguzan se demande plutôt, avec une singulière clairvoyance, si cette description ne caractérise pas, « en réalité, une forme durable de despotisme oriental ». Et d’ajouter que cette situation « s’est accompagnée de l’effondrement des modèles économiques (économie de rente notamment)… et a conduit une opinion publique muselée à engager une critique féroce de l’État. La mosquée est devenue un des meilleurs porte-voix. »
Ne reste plus guère à l’État que la puissance, dont l’exercice passe par les forces armées, utilisées moins à des fins de défense nationale que pour assurer la stabilité interne. En Algérie, en Libye et en Tunisie, « armées et État néo-patrimonial tendent, de plus en plus, à se confondre », si bien qu’elles « doivent assumer de fait, directement, sa pérennité ou son changement ». Dès lors, elles se trouvent confrontées avec la contestation islamiste.
L’auteur ne craint pas d’affirmer que, dans les quatre pays du Maghreb, l’institution militaire pourrait bien ne plus rester sourde aux appels des sirènes de l’islamisme ; des signes en ce sens, rappelle-t-il, se sont déjà manifestés en Algérie et en Tunisie. Il relève que, tout en poursuivant la lutte contre les groupes terroristes, le président Zeroual a accordé des concessions aux mouvements islamistes représentés par les partis légaux, par le biais notamment de la présence au gouvernement de ministres venant de cette mouvance.
La conclusion remet en cause, avec raison, nombre d’idées reçues concernant les relations entre militaires et islamistes. « Il semble également que le phénomène islamique soit désormais une tendance mondiale et régionale lourde. Autrement dit, il n’est pas absurde d’imaginer, pour un temps, un Maghreb plus islamisé qu’il ne l’est actuellement ». Cette évolution lui paraît inéluctable, en dehors même de cette tendance lourde, pour un faisceau de raisons propres à la région, à la fois tactiques (faute de pouvoir anéantir tous les ennemis, traiter avec les plus raisonnables), politiciennes (s’allier aux islamistes contre d’autres clans) et morales (couper court aux accusations de corruption). « La France et l’Europe devront intégrer la dimension islamique comme un des paramètres essentiels de la vie politique au Maghreb au siècle prochain ». Ce sera, à quelques phrases près, le mot de la fin. ♦