De Lattre
La vie, les combats et la personnalité complexe du maréchal de Lattre de Tassigny ont déjà inspiré de nombreux écrivains qui ont publié leurs ouvrages immédiatement après la disparition du grand chef militaire, survenue au début de l’année 1952. La passionnante biographie que nous propose aujourd’hui Pierre Pellissier bénéficie du recul du temps. Cet aspect donne au livre un caractère nouveau et apporte une forme de sérénité. Dans cette suite d’événements dont les enchaînements lui échappaient tout naturellement, le « roi Jean » apparaît toujours aussi attachant et souverain. Pour décrire l’épopée de ce glorieux soldat, l’auteur, qui s’est déjà intéressé à d’autres personnalités (Robert Brasillach, Philippe Pétain, Raymond Barre, Charles Pasqua, Jacques Anquetil), a puisé aux sources les plus variées et les plus sûres les éléments d’un long récit historique, rédigé sans complaisance ni parti pris.
Le premier pôle d’intérêt concerne la Seconde Guerre mondiale. Commandant la 14e division d’infanterie en mai 1940, le général de Lattre participe aux combats de Rethel. Puis ce sont l’armistice et l’occupation allemande. C’est sous le régime de Vichy qu’il est nommé commandant de la division militaire de Montpellier en février 1942. À cette époque, il étudie avec son état-major la possibilité de créer une sorte de camp retranché dans les Corbières, région montagneuse, sauvage, presque inhabitée, « pour en faire une autre Vendée ». L’invasion de la zone Sud par les Allemands affecte alors la fibre patriotique du général de Lattre. Le chef militaire entre en dissidence le 11 novembre 1942. Il est arrêté le lendemain, puis condamné à dix ans de prison le 9 janvier 1943. Il s’évade de la centrale de Riom le 3 septembre. La glorieuse épopée du « roi Jean » commence. Il rejoint Londres puis Alger, et se lance dans l’extraordinaire combat pour la libération de la France.
Pour mettre sur pied l’armée B, le général de Lattre entend agir dans trois directions : l’organisation, l’instruction et la préparation des opérations. Il inspecte dans le détail les régiments d’Algérie, du Maroc et de Tunisie, donne des directives précises pour leur réorganisation et leur entraînement et veille à les « passer dans un nouveau moule conforme aux exigences des Américains ». Les forces dont il va disposer sont d’origine et de valeur très diverses. Une majorité provient de l’armée d’armistice cantonnée en Afrique française du Nord. Ces troupes ont été renforcées par la mobilisation des indigènes et des Français de souche européenne (les « pieds-noirs »). Dans cette armée de libération, il y a aussi de nombreuses entités patriotiques : les évadés de France qui ont traversé les Pyrénées et l’Espagne, les troupes du général Juin qui ont déjà renoué avec la victoire, et tous ces « Français libres », anciens du Tchad, de Libye, de Tunisie et d’Italie.
Le débarquement sur l’île d’Elbe le 17 juin 1944 marque le point de départ d’une série de victoires pour cette nouvelle force militaire qui deviendra plus tard « la Ire armée ». Pour les historiens, l’intervention du général de Lattre dans ce territoire insulaire de l’Italie représente « la première opération amphibie tentée par des troupes françaises, sous un commandement français ». Puis c’est le débarquement de Provence le 16 août 1944. Le succès de l’opération a été bâti sur un piège : les Allemands, qui s’attendaient à un débarquement sur la Riviera italienne, étaient en alerte aux mauvais endroits. Les glorieux épisodes de la libération de Toulon, puis de Marseille, mettent alors en évidence les relations difficiles qu’entretient le chef de la Ire armée avec les généraux Leclerc, Juin, de Larminat…, et les généraux américains. C’est là qu’apparaît le « problème de Lattre ». Le général, avec ses succès et ses « manières de diva », a agacé beaucoup de monde. Sa façon de se comporter, et notamment « ses réactions épidermiques » envers ceux qu’il n’appréciait pas, lui ont créé de nombreuses antipathies. Sur ce chapitre controversé, Pierre Pellissier est formel : le général de Lattre avait « un immense talent pour se créer des inimitiés ».
Les qualités militaires du chef prestigieux resteront cependant très grandes dans la campagne d’Alsace, en particulier lors de la libération de Colmar le 2 février 1945, et dans la campagne d’Allemagne à l’issue de laquelle la Ire armée atteindra les rives du Danube. Tous les combats illustres sont résumés dans ce célèbre ordre du jour numéro 8, « Rhin et Danube » (24 avril 1945) : « En un mois de campagne, vous avez traversé la Lauter, forcé la ligne Siegfried et pris pied sur la terre allemande ; puis, franchissant le Rhin de vive force, élargissant avec ténacité les têtes de pont de Germersheim, vous avez écrasé la résistance d’un ennemi désespérément accroché à son sol, et conquis deux capitales, Karlsruhe et Stuttgart, le pays de Bade et le Wurtemberg ; enfin, débouchant sur le Danube, le traversant aussitôt, vous avez voulu, renouvelant la victoire de la Grande Armée, que flottent nos couleurs sur Ulm ». Cette glorieuse épopée a effacé la défaite humiliante de juin 1940 et rendu à l’armée française sa grandeur traditionnelle. La France est d’ailleurs représentée par le général de Lattre à Berlin à la cérémonie marquant, le 8 mai 1945, la capitulation inconditionnelle de l’Allemagne. Une page de l’histoire est tournée.
Entré dans la légende des grands chefs militaires, le « roi Jean » est alors envoyé en Indochine pour redresser une situation tragique. Dans ce lointain territoire de l’Extrême-Orient, il est nommé haut-commissaire de France en Indochine et commandant en chef du corps expéditionnaire. Les militaires français sont encore sous le coup du désastre de Cao Bang : « Ils sont partis à huit mille pour ce qui va devenir la tragédie de la RC4. Ils seront moins de mille à rejoindre, en petits groupes ou individuellement, les postes français ; affamés, blessés, hébétés par l’enfer qu’ils viennent de traverser ». Dès son arrivée, le général de Lattre s’emploie activement à redonner confiance aux garnisons et à « regonfler » le moral des troupes. Il définit alors ce qu’il considère comme les quatre données fondamentales du conflit indochinois : la continuité dans l’effort de l’ennemi ; un ennemi qui n’est pas pressé par une échéance militaire, financière ou politique, et qui « suit un plan de longue haleine » ; un ennemi qui ne sépare jamais effort politique et effort militaire ; un adversaire qui se contente de bases dispersées, légères, toujours prêtes à être camouflées ; en résumé, un nouveau type d’adversaire pour l’armée française. De jour, le corps expéditionnaire sait que le pays est à lui ; les villageois « sont aimables, les notables amicaux, les routes à peu près sûres, l’administration possible. De nuit, les bodoï sortent de leurs caches, investissent les villages, endoctrinent les populations, emportent le riz, les volailles et les jeunes gens en état de combattre ».
Le général de Lattre s’efforce de convaincre les états-majors de s’adapter à cette situation nouvelle. Il demande de porter l’effort dans deux domaines. Le premier concerne le renseignement : le chef du corps expéditionnaire met ainsi en place, localement, des cadres spécialisés pour recueillir davantage d’informations sur le terrain et auprès des autochtones. Sur ce sujet, la note du 4 février 1951 souligne l’importance accordée aux officiers de renseignement : « J’entends que désormais ces officiers spécialisés soient désignés avec un soin particulier en fonction de leurs aptitudes générales, de leur connaissance du terrain, du milieu local, de l’adversaire, et qu’ils soient dégagés de toute autre occupation ». Le deuxième domaine définit les instructions sur le bétonnage : « Il faut ceinturer le delta (du Tonkin) d’ouvrages en béton. Un millier de casemates qui ne devront pas se prendre pour la ligne Maginot, mais qui doivent cependant interdire une ruée en masse des Viets et protéger les deux centres que sont Hanoï et Haïphong de l’éventuelle artillerie viet, ou peut-être chinoise. À cet aspect stratégique, il faut ajouter un aspect psychologique : le Viet-Minh doit comprendre qu’il ne dépassera plus cette ligne bétonnée ». Le système a fonctionné : l’ennemi n’a pu qu’infiltrer de petites unités qui devinrent des proies faciles pour les commandos français. La nouvelle dynamique déclenchée par le général de Lattre changea alors le cours des événements : le général Giap subit sa première défaite sérieuse à Vinh Yen.
Le retournement de situation ne fut que de courte durée. Les hésitations des responsables politiques français, l’importante aide matérielle fournie aux Viets par les Chinois et l’emprise croissante du Viet-Minh sur les populations contrecarrèrent finalement les efforts des militaires français. C’est alors qu’un événement dramatique atteignit la personne même du commandant du corps expéditionnaire : dans la nuit du 30 au 31 mai 1951, le lieutenant Bernard de Lattre (le seul fils du général) était tué par un obus de mortier à Ninh Binh. Dans cette douloureuse conjoncture, c’est toute la vie d’un père qui fut soudainement brisée. Le malheur affecta le caractère et surtout la santé du haut-commissaire de France en Indochine. Le général de Lattre ne se remit jamais de cette brutale disparition. Rongé par la maladie, le prestigieux chef de la Ire armée meurt dans le chagrin le 11 janvier 1952 après une intervention chirurgicale dans une clinique de la région parisienne. La veille de sa mort, il avait appris qu’il était élevé à la dignité de maréchal de France. L’hommage des Français aux Invalides fut celui qu’il méritait. De nos jours, la vénération portée au « roi Jean » reste à la mesure du personnage légendaire qui a toujours œuvré pour le service de son pays. Cette dimension humaine donne un intérêt particulier à l’ouvrage remarquable de Pierre Pellissier qui réussit à combiner harmonieusement les faits historiques, les caractères des personnages et les touches émotionnelles. ♦