Regards sur la Russie de l’an VI. Considérations sur la difficulté de se libérer du despotisme
Un des meilleurs slavisants français, professeur à l’université de Genève, Georges Nivat, nous avait livré, en 1993, un premier diagnostic Impressions de Russie an I. Après cinq ans et de nombreux voyages, il reprend l’exercice. « Nous sommes en l’an VI de la Russie libérée de son empire et politiquement libre. C’est déjà beaucoup, surtout comparé aux six mois de l’intermède démocratique de 1917. La Russie d’aujourd’hui n’est pas une idylle… mais elle a repris une force extraordinaire, et de jeunes esprits étonnamment vifs, agiles et courageux y grandissent ».
L’auteur observe la Russie en projetant son regard au-delà des apparences, grâce à une intelligence aiguë et une capacité de rapprochement, de comparaison dans le temps et dans l’espace russe. Il parcourt ce qui est resté l’immense territoire « fait de tous ces villages perdus, encore isolés », où les Russes se souviennent d’avoir des racines… Depuis quelque temps, l’envie les reprend : savoir comment on vit là-bas. Son regard aiguisé nous conduit sur le littoral rétréci aux abords de Saint-Pétersbourg, « capitale veuve de l’Empire », le long de l’axe eurasien, nous fait emprunter le chemin d’eau de la Baltique à la Caspienne, véritable épine dorsale de l’État russe, nous plonge dans l’utopie volgienne, la Volga cette « mère des fleuves », véritable Gange russe. Tout en n’ignorant ni le désastre écologique, ni les ravages de la modernité, il s’émerveille de la beauté du pays, du miracle de sa survie. Est-il trop optimiste, comme le pensait l’historien Michel Heller, auquel il a soumis son manuscrit ? « Heller m’avait écrit que je voyais la Russie d’aujourd’hui avec des lunettes roses, et que c’était moins un journal de voyageur qu’un acte de foi, d’amour et d’espoir en la Russie ».
Georges Nivat s’interroge tout de même : en Russie, quelle démocratie ? Dans ce pays où le salut venait toujours d’en haut, où contrat et don de soi opéraient un court-circuit entre le tsar et le peuple, voilà celui-ci pour la première fois libre de son avenir : « La brusque irruption de la liberté dans la mentalité russe pose aujourd’hui le problème le plus aigu : qu’est-ce qu’être russe ? La russité n’est plus donnée par le pouvoir. Il faut la découvrir, la vivre par soi-même. Être russe est devenu plus difficile. À Moscou, colossale tête de la Russie occidentalisée entraînée dans une troisième révolution majeure après celle de Pierre le Grand et celle de 1917, s’oppose un énorme corps russe qui, lui aussi change, mais moins vite et en respectant davantage les paramètres russes. Aucun problème ne lui échappe, comme celui de la terre apparemment inaccessible à la propriété privée ». En fait, il s’agit d’une résistance moins économique que mystique : la terre est à tous ou la terre est à Dieu, ce qui ne revient pas au même, mais au même tabou.
Dostoïevski voyait la Russie hésiter entre deux pères, l’occidental et l’oriental, « le père naturel, libertin et cultivé, et le père d’emprunt, simple et contemplatif ». Ce choix n’est pas terminé ; il se poursuit dans la douleur aujourd’hui. Ce livre bien court apporte maints enseignements sur un pays qui n’a pas fini de fasciner les observateurs français depuis Custine et Leroy-Beaulieu auxquels, sans vouloir se comparer, Georges Nivat se réfère. Réaliste, il avertit : il ne veut guère être lu dans cent ans. Son précieux témoignage, comme les précédents, constitue une belle somme sur la Russie. ♦