Aux frontières de la liberté. Vichy, Madrid, Alger, Londres. S’évader de France sous l’Occupation
Pendant la Seconde Guerre mondiale, l’évasion par l’Espagne fut la plus remarquable de toutes les entreprises de ce genre. Par ses proportions : probablement 40 000 personnes, dont 23 000 Français, 7 000 autres ressortissants des pays alliés recensés par leurs ambassades, et environ 10 000 autres, notamment des juifs pris en charge par des réseaux particuliers et qui — faut-il le rappeler ? — ne faisaient pas l’objet de discrimination dans l’Espagne franquiste. Par son enjeu diplomatique : les Alliés, bon gré mal gré, durent ménager le pays d’accueil qui, de son côté, ne savait comment se débarrasser d’intrus aussi encombrants, tiraillé qu’il était entre ses sympathies pour le national-socialisme et son intérêt à s’approvisionner chez les Anglo-Saxons. Par l’aspect humain : franchir les Pyrénées n’était pas sans danger (peut-être 30 % d’échecs, presque toujours soldés par la déportation ou l’internement), la Wehrmacht contrôlant cette frontière mieux que toute autre ; la plupart de ceux qui avaient réussi se retrouvèrent derrière les barbelés du camp de concentration de Miranda ou les barreaux de prisons infâmes. D’un point de vue français, ce fut aussi par ses conséquences sur l’équilibre moral et militaire entre Londres et Alger. À l’échelle des contingents gaullistes et des contingents giraudistes, trop longtemps séparés, cet apport, en effet, se révéla pour les uns ou pour les autres plus qu’un appoint, quantitatif et surtout qualitatif.
Dans l’armée enfin réunifiée de 1944, dix-neuf mille évadés allaient servir sous les drapeaux, y formant 43 % de l’effectif des Français de métropole. Il convient, dans ces colonnes, de souligner que les militaires d’active ont constitué 18 % du total des évadés français (5 % d’officiers, 13 % de gradés ou d’hommes de troupe), et les réservistes 44 % dont 4 % d’officiers. Sur les 11 000 officiers d’active se trouvant en métropole au moment de la dissolution de l’armée d’armistice en novembre 1942, y compris ceux qui servaient à titre civil ou qui avaient été mis en congé, 1 500 ont franchi les Pyrénées.
Trois mille militaires britanniques et américains ont fait partie des convois. Leur nationalité n’expliquait pas à elle seule l’attention tout à fait spéciale dont ils faisaient l’objet : du point de vue strictement militaire, ils étaient les éléments les plus intéressants car il s’agissait, pour certains, d’aviateurs hautement qualifiés dont l’appareil avait été abattu au-dessus des territoires occupés ou, plus rarement, d’agents en mission regagnant par là leur base faute de mieux. Londres et Washington ont rapidement compris qu’il leur fallait payer le prix pour conserver une sortie de secours tellement précieuse, laquelle n’a jamais suscité depuis lors une abondante littérature. On peut regretter que, dans cette étude volumineuse traitant des évasions, aucun développement ne soit consacré aux mystérieuses filières qui y conduisaient.
En dépit des faits d’armes, des dangers courus et des souffrances endurées qui tous sont normalement porteurs de notoriété, l’auteur n’hésite pas à qualifier les évadés de France d’« humbles soutiers de la gloire ». Pourquoi cette surprenante appellation ? Pour ceux qui ne sont pas des notables de la Résistance dont le périlleux parcours est balisé depuis Londres ou Alger, le passage par l’Espagne représente la seule voie d’évasion pour gagner un territoire libre et y continuer le combat. Plus tard, les tribulations des évadés furent éclipsées par d’autres aventures plus douloureuses, plus prestigieuses ou mieux mises en vedette. Il fallut attendre le 25 mars 1998 que soit inauguré le premier monument à leur mémoire. Ceux d’entre nous qui n’ont pas oublié notre odyssée le trouveront dans le square de la mairie parisienne du XVIe arrondissement.
En Espagne, les évadés se trouvent d’autant plus en porte à faux que, jusqu’en 1943, la représentation française dépend totalement de Vichy. Désemparée devant la marée montante de compatriotes compliqués en situation de détresse, elle ne cesse pendant des années de tergiverser et d’hésiter sur l’attitude à adopter. Les succès des Alliés ne tardent pas à la rendre plus consciente de ses responsabilités à leur égard. L’auteur ne nous épargne rien des péripéties qui, à Alger et à Madrid en écho, jalonnent la période comprise entre novembre 1942 et août 1943. Elles se traduisent sur place par des finasseries qui laissent deviner quelles furent les crises de conscience chez les agents du département. Comme ailleurs, les gens de caractère s’y révélèrent moins nombreux que les opportunistes, et les exceptions n’en furent que plus méritoires.
Dans cette grisaille ressort la personnalité haute en couleurs d’un homme d’Église, Mgr Boyer-Mas, portant d’abord le titre singulier de conseiller ecclésiastique de l’ambassadeur, puis, une fois en dissidence, celui de représentant de la Croix-Rouge, sans jamais cesser d’être un informateur officieux du pape. M. Belot ne craint pas d’avancer (page 177) que c’était un ami intime de la grande vedette de music-hall Cécile Sorel, laquelle, ajoute-t-il, était toujours émue quand elle évoquait ce « corps d’athlète moulé dans ses robes, sa taille de matador serrée dans ses larges ceintures » qui le faisaient apparaître tel un « Apollon en soutane » habillé par Balenciaga... L’abbé de cour trouva un rôle à sa mesure dans les fonctions, dont il se revêtit, de protecteur de la communauté des évadés, se glissant comme un poisson entre les eaux claires et les eaux troubles d’une diplomatie en partie triple (celle de Vichy, celle de Londres, celle d’Alger). Sa finesse d’esprit et son entregent exceptionnels lui permirent de mener à bien sa mission de haute voltige, soulageant une multitude de misères individuelles et facilitant à l’ensemble des évadés une hasardeuse traversée de la péninsule. Sans cet original pétri de contradictions que le hasard avait apporté, pires eussent été leurs peines et plus hasardeuses leurs chances de réussite. Le prélat, qui n’était pas mécontent de lui, a dû se dire à son propre sujet qu’insondables étaient les voies de la Providence.
Il faut rappeler que, de 1940 à 1944, l’Espagne ne cessa de balancer entre l’Axe et les Alliés, ou plus précisément entre une neutralité active, impliquant à la limite l’entrée des troupes allemandes pour conquérir Gibraltar, et une neutralité passive, tolérant sur son sol l’émigration vers l’Afrique. Le 23 octobre 1940, à Hendaye, le caudillo, lors de sa seule rencontre avec le führer, lui avait fait connaître ses exigences pour faciliter l’attaque de la place forte britannique, c’est-à-dire la récupération du fameux rocher et la mise sous tutelle de l’Afrique du Nord-Ouest, ainsi qu’une aide massive en équipement militaire dans l’éventualité d’une campagne à mener. C’était rendre Rome jalouse et ruiner les chances de collaboration avec Vichy. Berlin, au demeurant, préférait s’avancer sur le continent plutôt que de s’aventurer sur les rivages de la Méditerranée, option dont on peut à l’infini discuter le bien-fondé. Quant à l’Espagne, exsangue après trois années d’une atroce guerre civile, elle ne survivait que grâce à des importations dont les quatre cinquièmes provenaient de territoires contrôlés par les Alliés. Pour lui faire entendre raison, les États-Unis voulurent un temps reprendre le gros bâton qui leur avait si bien servi en Amérique hispanique. La subtile Albion réussit à les convaincre qu’appliquée à un peuple aussi fier la brutalité ne paierait pas, et prêcha d’exemple en se bornant à des pressions nuancées d’ordre économique : blocus maritime sélectif, variation des échanges commerciaux en correspondance avec l’attitude politique du partenaire, notamment pour les biens de consommation courante, surenchère pour lui acheter les matières premières indispensables à l’industrie de guerre allemande, octroi de facilités financières à titre de récompense pour bonne conduite.
Étant donné l’importance de tous ces thèmes, le texte de l’ouvrage couvre près de sept cents pages, en lignes serrées. Il est suivi de cinquante pages pour les notes, en lignes encore plus serrées, de dix autres pour la bibliographie, et encore de dix pour les noms de personnes. C’est ce que l’on appelle une somme. La loi du genre entraîne des redites, des longueurs et des digressions, et ce beau livre n’y échappe pas toujours. Il n’en fera pas moins autorité, à juste titre. ♦