Lettres d’Indochine
À la fin de l’année 1997, le général Bigeard lançait un appel poignant dans la presse aux anciens d’Indochine : « Il y aura très vite un demi-siècle depuis la fin de cette longue guerre en Indochine. J’ai décidé d’écrire et composer un livre qui réunirait les plus belles lettres qui furent échangées entre les combattants et leur famille. Lettres de combat, d’angoisse, d’attente, de nostalgie et récits de batailles, mais aussi témoignages de captivité et témoignages des familles restées en France. J’en appelle donc à vous, chers camarades : envoyez-moi les copies de vos courriers chargés de vos souvenirs ». À l’issue de cette demande, l’officier le plus décoré de l’armée française a reçu une multitude de documents.
Les récits concernent d’abord les inquiétudes, les rêves, les joies et les espoirs des soldats à l’occasion de leur voyage sur le paquebot Pasteur. Puis viennent les premières impressions sur l’Indochine. Parmi celles-ci, le récit émouvant du commandant Vanuxem, qui décrit le contexte ambigu du conflit : « Ces Vietnamiens que nous combattons, et dont nous sommes si proches… Que d’erreurs, de bricolage politique, que d’années de souffrances, d’exploits, de marches infernales, de combats dans cette dure et sévère haute région tonkinoise, pour assister à l’agonie d’un conflit qui aurait pu être réglé politiquement, mais avec habileté et autorité depuis longtemps ! » La mission de pacification est ensuite abordée. Sur ce sujet équivoque, le lieutenant de La Condamine montre bien la difficulté de la situation : « S’il y a un fait qui caractérise bien le commandement, à tous les échelons en commençant par celui du bataillon, c’est l’incapacité totale à s’adapter à une situation imprévue », car c’est bien une crise d’adaptation que vont traverser les soldats du corps expéditionnaire. Dans ce théâtre d’opérations de l’Extrême-Orient, l’armée française va en effet être confrontée à de nouvelles armes : la propagande et l’intoxication. Dans son travail de « démoralisation », l’adversaire utilise notamment les porte-voix pour interpeller la nuit dans la jungle les occupants d’un poste : « Parfois ils s’adressent aux Marocains, soulignant le rôle du peuple asservi que leur fait jouer la France, et les invitent en conséquence à venir rejoindre les rangs des combattants Viet-Minh. Parfois il s’agit, en s’adressant aux Français, de leur rappeler les douceurs de la vie au pays qu’ils ont dû quitter, et souligner ainsi le désagrément qu’ils peuvent ressentir de la séparation avec les êtres chers laissés là-bas ».
À cette manipulation insidieuse des esprits, il convient d’ajouter les autres fléaux qui ont eu des effets dévastateurs sur le moral des troupes. Parmi ceux-ci : les moustiques porteurs du paludisme et surtout les sangsues : « Elles viennent d’en bas, grimpent le long des jambes, ou d’en haut, tombant des feuilles des arbres, passant entre la peau et le col de la combinaison ou de la veste ! ». Dans cet enfer, les hommes et les femmes ont fait preuve d’un courage extraordinaire. Le sens du sacrifice de ces soldats légendaires est mis en relief dans le drame de Cao Bang, le convoi tragique Saïgon-Dalat dans lequel devait périr le lieutenant-colonel de Sairigné, et le désastre de Diên Biên Phu. Dans cette cuvette maudite, implantée au cœur du dispositif Viet-Minh, le capitaine Chevallier écrit à sa femme une série de lettres bouleversantes sur la vie du camp retranché. À partir du 26 mars 1954 (dix jours après le début de l’offensive adverse), plus aucune lettre ne put quitter Diên Biên Phu. Le dispositif français fut alors coupé du reste du monde. Le capitaine Chevallier avait écrit à son épouse que son beau-frère et lui, à leur retour, « raconteraient »… Il n’est jamais revenu ; son beau-frère, seul rescapé, a témoigné. Du point d’appui « Claudine », le capitaine Chevallier se déplaça sur « Huguette 1 ». « Cinq jours de combats acharnés, sans vivres, sans munitions, sans espoir de secours. Ce fut un nouveau Camerone ». Le général Giap reconnaîtra plus tard « combien cette fixation sur Huguette 1 lui coûta : trois bataillons pour une poignée de légionnaires ! ».
Après la défaite, vient l’humiliation des camps de prisonniers. L’expérience douloureuse de la captivité est relatée avec émotion par le lieutenant Caldeirou : « Tous les jours, arrivaient d’autres prisonniers, des Algériens, des Vietnamiens, des légionnaires, des Thaïs, qui venaient s’ajouter à nos Marocains. Étrange rassemblement de races, où il était facile à nos geôliers de faire régner un climat de délation et de suspicion ». Dans ce tableau infernal de désolation, l’amour réussit cependant à trouver sa place et à se mêler aux grands événements de l’histoire, « un amour à la fois réfléchi et fou qui bouscule les frontières et les continents ». Sur ce chapitre sentimental, le recueil nous offre une série impressionnante de lettres déchirantes. Le style est simple, mais il traduit bien la souffrance des combattants d’une guerre trop souvent oubliée. Au-delà de l’intérêt historique, c’est bien l’aspect humain et particulièrement émouvant qui fait la valeur de l’ouvrage remarquable du général Bigeard. ♦