Le renseignement, un enjeu de pouvoir
Le renseignement, comme le pouvoir, est au cœur de la vie de nos nations modernes, le premier, certes, plus discrètement que le second, ce qui ne l’empêche pas d’être omniprésent et nécessaire : n’est-ce pas le renseignement, cette faculté d’acquérir une connaissance préalable des choses, indispensable à toute décision d’importance — qu’elle soit économique, politique ou militaire — qui permet d’agir au mieux des intérêts que l’on a à défendre ? Quoi d’étonnant, dès lors, à ce que le renseignement ait suscité, depuis des dizaines d’années un foisonnement de livres, essais ou romans, qui tentent, avec plus ou moins de succès, de le rendre intelligible à la société civile ? Toutefois, si de nombreux dirigeants ou acteurs du monde de l’ombre ont publié, entre autres en France, leurs mémoires, une fois retirés des « affaires », il est, à notre connaissance, unique qu’un officier de renseignement en exercice publie un essai sur son métier. C’est pourtant ce que vient de faire Brigitte Henri, commissaire aux renseignements généraux (RG) (elle dirige les RG à Grenoble), avec Le renseignement, un enjeu de pouvoir.
Dans l’ouvrage qu’elle consacre à sa profession, Brigitte Henri, après avoir dressé un rapide état des lieux du paysage du renseignement français — dans lequel on lui pardonnera, connaissant son attachement à sa maison, d’avoir largement privilégié les RG au détriment, par exemple, des services dépendant du ministère de la Défense —, survole la pratique du métier avant de s’attarder, dans une troisième partie qui nous a semblé la plus passionnante, à une comparaison entre la France et quelques pays étrangers et à une évaluation de l’évolution des métiers du renseignement, de ce qui les menace et de la manière dont ils devraient aborder le siècle qui vient.
Premier constat, qu’il est intéressant de trouver sous la plume d’un fonctionnaire de haut niveau habitué à hanter les allées du pouvoir, la France est fortement en retard sur ses grands partenaires : « Cette absence de culture du renseignement, note le commissaire Henri, a constitué un handicap majeur. Le renseignement, en France, n’a jamais représenté, et de loin, une culture de masse. En dehors du cas japonais, la mise en place d’une stratégie de renseignement a longtemps été une spécificité anglo-saxonne et surtout allemande où la capacité à défendre ou conquérir des positions nationales fortes s’est appuyée sur le renseignement ».
Ainsi, pour Brigitte Henri, la réussite de l’Allemagne fédérale dans sa conquête des marchés de l’Europe centrale et orientale ne s’expliquerait pas seulement par l’histoire et par le lien étroit ayant de tout temps existé entre les mondes germanique et slave, mais aussi et surtout par la capacité des Allemands à collecter et à utiliser le renseignement : depuis vingt ans ou plus, la RFA a développé d’importants réseaux dans les secteurs clés des économies est-européennes et n’a jamais hésité à utiliser — à « manipuler », dirait-on dans le métier — des Polonais, Tchèques ou Soviétiques d’ascendance germanique. Ce sont ces sources privilégiées qui auraient permis à l’Allemagne d’identifier les décideurs, de déterminer les structures et les mécanismes des marchés, y compris « noirs », et de comprendre les pratiques de corruption dans l’administration locale, avant de les employer pour son plus grand profit. Conclusion : « Cette opération de renseignement à grande échelle a permis à l’Allemagne d’adopter une politique appropriée dans les pays de l’Est… »
Le cas le plus exemplaire de l’intégration totale du renseignement dans le processus de décision politico-économique est évidemment celui du Japon. En une dizaine de pages passionnantes, Brigitte Henri démonte la machine de renseignement japonaise et expose ses modes de fonctionnement. L’auteur passe en revue les principales techniques utilisées par ce renseignement, qu’il soit d’État ou lié aux grands trusts industriels, une distinction qui, vue de Tokyo, est, du reste, totalement artificielle : implantation de laboratoires de recherche à l’étranger pour « pomper » nos connaissances et « aspirer » nos cerveaux ; échange de stagiaires (Kawasaki Stell Corporation et Tokyo Gas tentent ainsi, très régulièrement, de « placer » leurs ingénieurs à la périphérie de notre industrie automobile ou de Gaz de France) ; pénétration du CNRS dans le but de déterminer les laboratoires de pointe que l’on tentera par la suite d’infiltrer ; délivrance de bourses permettant d’attirer scientifiques et industriels au Japon pour tisser un étroit réseau de correspondants pouvant être sensibles au lobbying japonais ; tel est l’inventaire des méthodes de l’industrie nippone. Il n’exclut certes pas l’utilisation de méthodes moins classiques, tels le recrutement d’agents, la corruption ou le vol pur et simple !
Dans la stratégie européenne du Japon, quatre pays sont aujourd’hui considérés comme des cibles privilégiées : l’Angleterre, dont 20 % de l’industrie serait en passe d’appartenir aux Japonais ; l’Allemagne, où de véritables réseaux de distribution dormants sont en train de se constituer dans le secteur automobile (entre autres via le rachat de garages et de stations-service) ; la Hongrie qui sera, très probablement, au siècle prochain, le « porte-avions » de Tokyo en Europe centrale ; et la France, où le nombre des implantations japonaises a triplé en quatre ans. Enfin, du point de vue du pur lobbying, Bruxelles n’est pas oubliée par Tokyo qui y a concentré plusieurs bureaux représentant les intérêts des principaux secteurs de l’économie nippone. Pour être complet, on citera encore la démonstration faite par le commissaire Henri sur l’Unesco qui pourrait, le Japon étant devenu son principal bailleur de fonds depuis le retrait américain, devenir un véritable instrument d’expansion au profit du Miti.
Il n’est pas inintéressant par ailleurs de constater que le Japon, passé maître dans l’art de se procurer les secrets des autres, protège jalousement les siens de toute curiosité intempestive. À en croire l’auteur, nous sommes vraiment très loin, en France, de suivre cet exemple. Par manque de culture du renseignement, on l’a vu, mais aussi par absence de cadre légal suffisant et démotivation, la France baisse la garde : un phénomène qui s’aggrave encore avec la « privatisation » du renseignement à laquelle on assiste depuis la fin de la guerre froide. Partout ont fleuri les structures de « veille technologique » et « d’intelligence économique » et, dans ce milieu, le pire côtoie trop souvent le meilleur. Manifestement, nos services officiels et la justice sont mal préparés à faire face à cette nouvelle menace qui peut émaner d’un concurrent français ou étranger, ou d’une puissance étrangère contrôlant directement ou indirectement une société de renseignement privée. Pour rappel, dans son rapport de 1994, la commission nationale de contrôle des interceptions de sécurité (en clair : les écoutes téléphoniques) estimait à… 100 000 par an les écoutes « sauvages » exercées par le secteur privé !
Seule solution : mieux former les fonctionnaires, rendre la société – et au premier chef les industriels, agents économiques et savants – plus consciente de la menace et s’intéresser de plus près aux « atteintes aux intérêts fondamentaux de la nation », mais aussi mieux répartir les tâches entre secteurs privé et public, le renseignement offensif devant, ainsi que l’affirme Brigitte Henri lorsqu’on lui pose la question, « rester le privilège de l’État », peut-être aussi simplifier les choses et mieux centraliser les responsabilités. Ainsi, dans le seul secteur de l’intelligence économique, pas moins d’une dizaine d’acteurs nationaux publics ont-ils lancé leurs propres programmes sans trop se soucier des autres, et l’on ne compte pas ici les initiatives régionales, voire départementales… Pour cette prise de conscience, la lecture de l’ouvrage de Brigitte Henri est un premier pas salutaire… ♦