Sur quelques mythes de l’Europe communautaire
Lire ce qu’écrivent des iconoclastes est bon pour l’hygiène intellectuelle. Ils nous apprennent à nous interroger sur ce que nous prenions pour des vérités établies, dont quelques-unes, grâce à eux, peuvent être ravalées à leur rang de postulat. Nous nous apercevons ainsi qu’il nous arrive, par paresse d’esprit, de faire nôtres sans raisonner les idées que véhicule l’air du temps, impressionnés que nous sommes par les titres de maîtres à penser dont l’expérience montre pourtant qu’ils sont faillibles ou, pis encore, eux aussi moutonniers, voire partiaux.
Voici justement le livre d’un vrai iconoclaste, qui se délecte à mettre en pièces bien des idées reçues sur la construction européenne telle qu’on la bâtit. Son titre est trop modeste car l’auteur, spécialiste universitaire des questions européennes, loin de se borner à désacraliser une mythologie, se lance bel et bien dans une critique serrée des bases, des méthodes et de la finalité de cette audacieuse entreprise. À ses yeux, c’est la fascination d’une mythologie fallacieuse — allant de l’admiration béate des « pères fondateurs » au culte d’un prétendu déterminisme historique en passant par la litanie d’incantations qui sont autant de berceuses — qui a permis une aussi large adhésion à la dernière des idéologies prométhéennes ayant marqué le siècle. « Nous nous trouvons en face d’une authentique idéologie, prévient-il en présentant son livre au lecteur, avec toutes ses caractéristiques : simplification des concepts, idéalisation de l’objectif, raccourcis historiques, propagande déversée en toute impunité, barrage des intelligences, occlusion de l’analyse rationnelle, etc. ». En quelques mots, il a tout dit de ce qu’il veut dire.
De façon fort évocatrice, l’auteur a opéré une division en chapitres qui traitent un par un de ces fameux mythes. Sa liste en comprend huit : celui de la pureté des pères fondateurs, celui de la survie des nations dans une Europe fédérale, celui de la paix qu’elle garantirait, celui de l’indépendance de notre continent, celui de la faiblesse des pays moyens, que certains considéreraient comme « résiduels », celui de l’existence d’une nation européenne, celui d’un sens de l’histoire allant vers l’intégration des différents États dans un ensemble plus vaste, celui de l’inéluctabilité du fédéralisme.
Dans les développements auxquels prêtent ces chapitres, quelques points saillants, parmi beaucoup d’autres, valent d’être relevés. D’abord la dénonciation d’une dialectique habile à conditionner les mentalités pour les faire adhérer sans examen aux mythes enchanteurs. Ensuite, et ce point est relativement peu souligné par les autres contempteurs de la construction européenne telle qu’elle se réalise, le caractère démesurément intellectuel de celle-ci, qui, à force de théorisation, prend une allure quasi métaphysique, comme la querelle des subsidiarités. M. Réveillard se plaît également à dénoncer un « jacobinisme fédéral », qui légitimerait un patriotisme d’un nouveau genre au moment même où, paradoxalement, le nationalisme devient sujet d’opprobre. Ce jacobinisme est appelé selon lui à devenir d’autant plus contraignant que les quinze États membres, si différents entre eux pour des raisons tant historiques que géographiques ou culturelles, ne pourraient être intégrés en un tout cohérent qu’en les normalisant et les uniformisant, c’est-à-dire en leur imposant à la va-vite un nouveau modèle de société, tâche évidemment aussi absurde qu’impossible. Enfin, et là il est loin d’être isolé, il déplore que l’unification monétaire se fasse sans réformer les institutions, que l’élargissement s’annonce sans qu’on approfondisse l’identité communautaire, que les barrières se lèvent devant les marchandises et les flux humains sans garde-fous suffisants, que se fasse sentir à tout propos la pression hégémonique d’une grande nation extérieure au continent et que, pour couronner l’ensemble, nos partenaires acceptent une telle pression sans barguigner.
Comme on peut s’en douter, c’est avec un bonheur inégal que le polémiste dispose son lit d’épines, lit qui s’apparente à celui de Procuste, les arguments de ceux qu’il nomme les « européistes » lui paraissant ou démesurément ambitieux ou déplorablement mesquins. Cet ouvrage n’en a pas moins l’immense mérite de provoquer la réflexion et la discussion dans une époque subjuguée par la magie des mythes. ♦