Mercenaires S.A.
C’est à l’association de deux journalistes spécialisés dans les questions africaines que l’on doit Mercenaires S.A., le livre le plus récent consacré aux soldats de fortune, et, probablement, l’un des plus sérieux. Journaliste à Ouest-France, Philippe Chapleau en fut également, huit années durant, correspondant en Afrique du Sud ; François Misser, lui, collabore de longue date à plusieurs publications s’intéressant de près au continent noir. On lui doit, entre autres, un récent et excellent essai sur Les gemnocraties. L’économie politique du diamant africain (Éditions Desclée de Brouwer, 1997).
D’une lecture agréable et rapide, Mercenaires S.A. ne se contente pas de refaire le sempiternel historique de la fonction mercenaire depuis l’Antiquité, même si cet aspect, par ailleurs extrêmement intéressant — comme l’espionnage, le mercenariat est l’un des « plus vieux métiers du monde » et étroitement lié, dans sa croissance et son apogée comme dans son déclin relatif à compter du XIXe siècle, à l’histoire de notre Vieux Continent et de son expansion coloniale —, est présent dans les deux premiers chapitres de l’ouvrage. En une quarantaine de pages enlevées, les auteurs y placent quelques jalons utiles. De la grande révolte des mercenaires en 241 av. J.-C. (à la fin de la première guerre punique, Carthage ne put payer quelque vingt mille soldats de fortune qui se révoltèrent ; on se souviendra des pages magnifiques que Flaubert consacra à ce conflit du travail hors normes dans Salammbô…) à la tragique aventure biaffraise, c’est l’occasion de présenter une galerie de portraits dans laquelle on croise Jean Schramme, Roger Faulques, Robert Denard, Mad Mike Hoare, David Stirling ou John Banks, et de quelques anecdotes. Qui se souvient, par exemple, de l’origine du sobriquet d’« affreux » ? Ce sont les ouvriers et employés belges de l’Union minière du Haut-Katanga qui surnommèrent ainsi les mercenaires qu’ils voyaient rentrer de la brousse sales et dévorés par les sangsues et les moustiques…
Chapleau et Misser vont plus loin et s’intéressent de fort près à l’actualité récente et à la formidable mutation que connaît la « profession ». On est loin, en effet, aujourd’hui, de ces « affreux » de la décolonisation, colons déchus, déserteurs et perdants de toutes les guerres qui s’engageaient, parfois, par goût de l’aventure, mais le plus souvent parce qu’ils ne trouvaient pas leur place dans la société. Depuis que David Stirling, le légendaire chef de guerre auquel Winston Churchill confia la création du Special Air Service (SAS) durant la Seconde Guerre mondiale, fonda, en 1967, la Watchguard Organization, à Guernesey, c’est un peu le temps des Grandes Compagnies de la guerre de Cent Ans qui est revenu. Le mercenaire moderne ne s’engage plus sur la base d’un contrat individuel, mais, le plus souvent, il appartient à une société commerciale qui pratique le War Business, ou encore est recruté par celle-ci.
Le mercenaire des années 90 peut être un pilote de chasse, un technicien hautement qualifié de l’informatique ou un vrai spécialiste des conflits de faible intensité, issu des meilleures unités spéciales occidentales. Il peut même, à l’occasion, se muer en « diplomate » et user des finesses de la désinformation ou du renseignement. Enfin, il n’agit plus seulement pour des États, mais peut se mettre au service de pouvoirs économiques privés. Il est vrai que cette tendance existait déjà dans les années 60, comme en témoigne l’épisode de la sécession katangaise.
C’est la complexité croissante de la fonction combattante, mais aussi la tendance mondiale à l’ultra-libéralisme et à la déréglementation généralisée qui ont permis cette résurgence du mercenariat, perçu et pratiqué comme une activité économique quasi normale. On assiste donc, sous la houlette de ceux que les auteurs nomment les « entrepreneurs de guerre », à la naissance et à la mise en place de véritables multinationales privées de la guerre. Executive Outcomes, créée en 1989 par l’ancien lieutenant-colonel des renseignements militaires sud-africains Eeben Barlow, en est l’exemple le plus accompli. À quand une multinationale de la guerre cotée en Bourse ?
Derrière cette évolution, ce qui se profile, bien entendu, c’est la « privatisation de la guerre » qui sera, sans doute, l’un des grands défis sécuritaires du début du siècle prochain : à cause de la démission des États et de l’impuissance des Nations unies, dans certaines circonstance précises — entre autres le développement de véritables « zones grises » échappant à l’application du droit international ; on songe notamment, ici, à la Somalie ou au Liberia –, face aux rivalités qui peuvent opposer entre eux les géants de l’économie et de l’industrie, voire face aux conflits larvés qui pourraient opposer une supermultinationale à un État de moyenne importance, c’est au secteur privé que pourrait être déléguée la tâche de maintenir ou de rétablir l’ordre, de ramener la paix, voire d’assurer la sécurité des populations ; sans parler même de voir se développer des guerres privées pour le contrôle de telle ou telle région au sous-sol prometteur…
Cette évolution est, surtout, une dérive lourde de bien des menaces, car, et c’est sur cette grave interrogation que se clôt le remarquable essai de Philippe Chapleau et François Misser, qui — quel État, quel pouvoir national ou supranational, mais représentatif d’une certaine légitimité démocratique — sera en mesure, demain, de contrôler ces nouveaux « seigneurs de la guerre ? ». ♦