L’Alliance incertaine
Comme le précise son sous-titre, cet important ouvrage se propose de reconstituer les rapports politico-stratégiques entre la France et l’Allemagne de 1954 à nos jours. Son auteur est un professeur d’histoire contemporaine à la Sorbonne, dont les publications sur les affaires allemandes et les problèmes de sécurité ont déjà établi la réputation internationale. Il avait d’ailleurs été élevé à bonne école, puisqu’il est le fils de l’éminent diplomate qui fut, notamment, conseiller diplomatique de Pierre Mendès France, directeur d’Europe, représentant de la France auprès des Communautés européennes et secrétaire général du ministre des Affaires étrangères. Georges-Henri Soutou est, par ailleurs, un fervent admirateur de Raymond Aron, dont il a entrepris de présenter au grand public les articles de politique internationale parus dans Le Figaro de 1947 à 1977. Ajoutons qu’il est membre actif du Groupe d’études français d’histoire de l’armement nucléaire (Grefhan), armement qui, comme il le démontre dans ce livre, a joué un rôle capital, mais jusqu’à présent mal connu, dans les relations franco-allemandes pendant la période considérée.
Il ne peut être question d’essayer de résumer ici sa teneur très dense, surtout pour la période antérieure au respect du secret trentenaire, pour laquelle l’auteur a eu accès aux archives écrites, critère essentiel pour un historien scientifique tel que lui. Nous nous bornerons donc à appeler l’attention de nos lecteurs sur les épisodes des relations franco-allemandes peu connus et auxquels Georges-Henri Soutou attribue une grande importance pour l’avenir, car la finalité de son ouvrage est en définitive, comme il se doit pour un disciple fidèle de Jean-Baptiste Duroselle, de dégager les « forces profondes » qui président à ces relations.
Puisqu’il débute son analyse en 1954, c’est-à-dire lors de la conclusion des Accords de Paris qui ont mis fin à la crise de la CED, l’ouvrage ne traite pas du déroulement de cette crise, dont il ne retient que les « arrière-pensées » des deux partenaires. Pour l’avoir observée de très près, nous pensons, quant à nous, qu’il s’est produit alors quelque chose de très important pour la suite des relations franco-allemandes, à savoir l’audace qu’ont eue certains de faire le pari d’une réconciliation sans arrière-pensée entre les deux pays, alors qu’ils appartenaient à des milieux, soit élevés dans le principe revanchard de « l’ennemi héréditaire », comme ce fut notre cas, soit durement éprouvés par la toute récente guerre, comme nous en avons eu la révélation récemment en allant interviewer des militants de base du mouvement démocrate-chrétien de l’époque. Le phénomène psychologique qui a eu lieu alors, est allé bien au-delà des thèses structuralistes ou économistes d’un Jean Monnet, lesquelles ont eu par ailleurs leurs mérites, ne serait-ce que pour faire fi, justement, des arrière-pensées provoquées par un passé encore si proche.
L’élaboration de la CED et des Accords de Paris avait soulevé entre les deux pays le problème du nucléaire, tant militaire que civil, cela on le savait, grâce en particulier aux confidences de Bertrand Goldschmidt et de Pierre Guillaumat. Cependant, ce qu’on connaissait très peu jusqu’à une époque récente, bien que certains propos de Franz-Josef Strauss nous aient personnellement alerté dès le milieu des années 80, c’est la tentative de création d’une communauté stratégique basée sur la maîtrise en commun de l’arme nucléaire, entre la France et l’Allemagne, puis plus tard l’Italie, qui fut lancée en 1956 lorsque les deux pays prirent conscience, à l’occasion de la crise de Suez, que les intérêts des États-Unis pouvaient diverger profondément avec ceux de l’Europe. C’est en effet alors, nous a raconté Christian Pineau, que Konrad Adenauer lui a dit : « Et maintenant, il nous faut faire l’Europe ! » ; et, dans son esprit, la suite le prouvera, il s’agissait d’une Europe de la défense et d’une défense disposant de l’arme nucléaire. Des précisions sur cette affaire avaient déjà été présentées par Colette Barbier au Grefhan, lors d’une réunion de ce groupe à l’Institut de France en novembre 1989 ; elles ont fait l’objet ensuite d’une table ronde franco-germano-italienne de ce même groupe en juin 1990, dont les actes ont été publiés dans la Revue d’Histoire diplomatique. Grâce à l’accès que Georges-Henri Soutou a eu depuis aux archives diplomatiques, son livre expose l’ensemble de cette affaire, qui est maintenant dans le domaine public, puisque les textes de l’accord conclu le 17 janvier 1957 entre Bourgès-Maunoury et Strauss, ainsi que le protocole signé le 28 novembre 1957 par Chaban-Delmas, Strauss et Taviani figurent dans le recueil des Documents diplomatiques français pour la période considérée. Il souligne aussi, à juste titre, l’importance de ce qui s’est passé au Conseil de l’Atlantique qui se tint à Paris en décembre 1957, à la suite duquel l’« option américaine » pour le nucléaire allait prendre le pas sur l’« option franco-allemande », provisoirement pour la France et définitivement pour l’Allemagne fédérale, bien que les États-Unis ne cessassent jamais de rester hostiles à l’accès de cette dernière à une capacité nucléaire qui lui soit propre.
Ce fut aussi la position du général de Gaulle lorsqu’il revint au pouvoir, puisqu’il décida que le programme atomique prévu avec l’Allemagne devait être « pour le moment laissé de côté », et il expliqua à Alain Peyrefitte que la raison en était surtout la crainte des réactions soviétiques. Pour le reste, les orientations prises par la IVe République allaient être non seulement maintenues, mais renforcées par la volonté politique que leur imprima le général de Gaulle. Georges-Henri Soutou souligne, à juste titre là encore, l’hésitation qui s’est alors manifestée — et qui restera une constante de la politique française — entre les deux solutions pour retrouver le rôle mondial auquel elle aspirait — et aspire toujours — : soit prendre la tête d’une Europe continentale qui deviendrait ainsi partenaire sur un pied d’égalité avec les Anglo-Saxons, soit obtenir une place au sein d’un directoire à trois, comprenant seulement les États-Unis, la Grande-Bretagne et la France. Et notre auteur d’analyser ensuite en détail le second épisode de ce dilemme, celui de l’élaboration du traité de l’Élysée qui sera conclu entre la France et la République fédérale le 22 janvier 1963. Il nous rappelle qu’il résulta des inquiétudes provoquées alors chez les deux partenaires par l’évolution entreprise, par l’Administration Kennedy, de sa diplomatie et de sa stratégie, dans laquelle le nucléaire jouait un rôle important. Il nous apprend que le général de Gaulle fit alors allusion à l’éventualité d’une nucléarisation de l’Allemagne fédérale au cours de sa rencontre avec Adenauer à Rambouillet, que Strauss essaya ensuite de relancer le projet d’une coopération franco-allemande dans ce domaine, et qu’on relève dans le traité lui-même certaines des formulations qui figuraient dans l’accord Strauss-Bourgès-Maunoury de janvier 1957. Il souligne aussi les divergences croissantes qu’allait faire naître entre les deux pays la relance du projet de force multilatérale de 1’Otan munie de missiles nucléaires, qui intéressait évidemment les Allemands dans la mesure où elle leur permettrait d’accéder enfin au nucléaire.
Survinrent ensuite les ruptures, d’abord celle de 1963 qui résulta de l’adjonction au traité de l’Élysée d’un préambule qui le vidait de sa signification, puis celle de 1966 provoquée par le retrait de la France du commandement intégré de l’Otan. La création du Groupe des plans nucléaires de l’Otan allait permettre à l’Allemagne de « résoudre son problème nucléaire », c’est-à-dire de participer à la planification des objectifs situés sur les territoires des deux Allemagne. Ce fut aussi peu après, car le nucléaire civil est toujours plus ou moins mêlé au nucléaire militaire, que la RFA obtiendra sa liberté d’action dans le domaine civil, et pourra ainsi se doter d’une usine de retraitement de plutonium et engager avec la Grande-Bretagne et les Pays-Bas une coopération dans 1’enrichissement de l’uranium par centrifugation (Urenco), qui entrera bientôt en concurrence avec le projet français d’Eurodif.
Pour les périodes qui suivent, notre auteur a disposé de moins de sources originales, encore que les archives personnelles de Georges Pompidou aient pu être consultées à l’occasion du colloque organisé pour le trentième anniversaire de sa mort ; et que pour les deux septennats de François Mitterrand, on disposât de verbatim qui a passé outre à l’embargo sur les secrets d’État. Si nous nous en tenons aux aspects nucléaires, puisque c’est sur eux que nous avons mis l’accent dans cette analyse, ce sont les inquiétudes suscitées par l’entrée en service à partir de 1974 de nos missiles tactiques Pluton qui vont dominer désormais le débat stratégique entre la France et la République fédérale, outre celles provoquées chez Georges Pompidou par l’ouverture à l’Est de Willy Brandt, qui aura pour conséquence, c’est nous qui le disons, l’admission de la Grande-Bretagne dans le Marché commun. En effet, le problème de la coopération franco-allemande dans le domaine stratégique ne fut pas seulement un jeu à trois entre la France, l’Allemagne et les États-Unis ; la Grande-Bretagne y joua aussi un rôle important, si l’on tient compte de la hantise française, parfois qualifiée de « syndrome de Rapallo », qui lui fit alors chercher une réassurance outre-Manche. Dans son livre, Georges-Henri Soutou fait allusion au rapprochement qui eut lieu aussi, à la même époque, entre la France et les États-Unis dans le domaine nucléaire, sur lequel le professeur Pierre Mélandri avait déjà fourni des précisions et que nous avons eu l’honneur de commenter avec lui dans la Revue d’Histoire diplomatique. Notre auteur rappelle ensuite, comme il convenait pour son propos, l’épisode de l’allusion française à l’acceptation de principe d’une « sanctuarisation élargie » à l’Allemagne, puis celui des euromissiles, au cours duquel la France joua un rôle important. Il estime qu’après, le dialogue stratégique franco-allemand se poursuivit dans l’ambiguïté, jusqu’au « choc de la réunification ». Sa conclusion tombe alors : « Le grand projet français, poursuivi depuis 1957 sous des formes diverses, d’un couple franco-allemand conduit par la France pour construire une défense européenne alliée aux États-Unis mais indépendante d’eux, ce projet a échoué ».
Dans un épilogue, Georges-Henri Soutou tire de ses analyses, qui sont beaucoup plus approfondies que ce que nous avons pu laisser entrevoir ici, des enseignements pour l’avenir. Concernant le nucléaire, il estime que la « dissuasion élargie » est une notion qui n’est pas contradictoire avec la conception française, mais que la « dissuasion concertée » pose un problème « beaucoup plus difficile », car elle « suppose une concertation très approfondie en amont, non seulement sur le plan stratégique, mais aussi sur le plan politique ». Nous aurions tendance à penser, quant à nous, que cette concertation pourrait s’inspirer, le moment venu, de celle qui a eu lieu au sein du Groupe des plans nucléaires de l’Otan, puisqu’elle a alors donné pleine satisfaction aux participants, dont l’Allemagne. Quant à l’aménagement de l’Organisation pour résoudre le problème de « l’identité européenne de défense », notre auteur fonde de grands espoirs, comme beaucoup d’autres, sur le compromis réalisé à Berlin en juin dernier, qui devrait permettre de mener, le cas échéant, des opérations européennes avec les moyens de l’Otan, sans que les États-Unis y participent. Notre éminent ami François de Rose s’était exclamé alors, non sans scepticisme semble-t-il : « C’est la chance de l’Europe ! ». Les moyens de l’Otan ainsi visés étant tous américains, nous aurions envie, quant à nous, d’ajouter : « Chiche ! », lorsque l’occasion s’en présentera.
Parmi les conclusions réunies par Georges-Henri Soutou dans ce livre passionnant, nous relèverons surtout celle-ci : « L’Allemagne n’a plus (si jamais elle l’a vraiment eue) l’intention d’être la seconde de la France », alors que l’arrière-pensée essentielle et permanente de la plupart des dirigeants français a été que ce serait la France qui conduirait le couple franco-allemand. Il ajoute alors : « Cette nouvelle situation est beaucoup plus saine ! ». Acceptons-en l’augure, tout en regrettant les occasions manquées. Cependant, ce qui reste et qu’il faut préserver à tout prix, c’est la réconciliation franco-allemande dans son aspect psychologique, et sans arrière-pensée pour celle-là. Si elle reste acquise, on pourra probablement continuer à aller de l’avant dans le domaine politico-stratégique, puisque, comme l’a dit tout récemment devant nous un Allemand de grande expérience, M. Gensher : « La France et l’Allemagne doivent avoir un avenir commun, sinon chacune d’entre elles n’aura pas d’avenir du tout ! ». ♦