Le dernier empire – Le XXIesiècle sera-t-il américain ?
Ce livre est une magistrale leçon d’histoire contemporaine. C’est aussi le log-book d’un Rouletabille de la stratégie, courant sans peur et sans repos de guerre en révolution. Rouletabille, ayant beaucoup roulé, conclut : « Nous ne savons presque rien » ; l’historien prend pour fil conducteur « ce phénomène sans précédent : l’hégémonie exclusive d’une seule puissance, les États-Unis ». Comme l’hégémonie est contre nature, Paul-Marie de La Gorce, ayant mis celle-ci en lumière, suppute les chances qu’elle a de durer. D’où un plan en trois parties prudemment formulées : L’ordre établi ? L’ordre menacé ? L’ordre renversé ?
La première partie est l’histoire du siècle, plus précisément de sa seconde moitié. L’auteur se flatte, non sans raison, d’une lucidité qui lui a valu l’inimitié des « hystériques » de la guerre froide. Face aux avancées communistes, il n’a jamais cédé au pessimisme général, constatant que les succès de Moscou n’étaient qu’exploitation des fautes de l’Occident. Dès qu’il s’est produit, il a considéré le divorce Pékin-Moscou comme l’arrêt de mort du communisme mondial. Pareillement, il dénonça en son temps la longue cécité de l’Ouest devant la chute finale, que Gorbatchev avait amorcée. La chute consommée, les Américains veulent-ils et peuvent-ils exercer leur suprématie ? Qu’ils le veuillent, l’auteur en voit la preuve dans deux rapports du Pentagone établis en 1992 ; on peut en effet, et comme lui, en retenir l’affirmation brutale d’une politique cynique de domination mondiale ; on peut aussi y voir la minutie besogneuse avec laquelle les militaires américains ont coutume d’étudier les hypothèses d’emploi de leurs forces. Seconde question : s’ils veulent dominer, les Américains le peuvent-ils ? Passant en revue les puissances existantes, La Gorce n’en voit aucune capable de se poser en rivale : ni l’Europe, riche et impuissante, ni aucune des nations qui la composent, pour lesquelles les États-Unis sont modèle, protecteur ou partenaire, ni la France, en dépit de ses prétentions, ni la Russie, tombée au 58e rang dans l’échelle du produit par habitant, ni le Japon, dont la paix gage la prospérité, ni l’Inde, embarrassée d’affrontements internes. Seule la Chine détient les atouts de la superpuissance ; mais elle ne saurait les mettre en œuvre avant un long mûrissement. L’analyse et son incontestable conclusion négative amènent à s’interroger sur le concept de puissance et à se demander s’il reste opératoire. L’auteur, qui répugne à y renoncer, observe lui-même que les interventions américaines sur la scène du monde sont faites au nom de la paix et de la démocratie. Si le premier objectif est cohérent avec l’empire, le second ne l’est pas, ce qui se traduit : « La puissance au service d’un rêve ».
Le titre de la première partie pouvait se passer de point d’interrogation : l’ordre est établi. Celui de la seconde aussi : l’ordre n’est pas menacé, du moins par ce qu’on se propose d’étudier maintenant, « Crises multiples et guerres incessantes ». En Europe, c’est le temps des compromis pacificateurs et le drame yougoslave y fait figure d’exception, comme fut exceptionnel l’aveuglement initial des Occidentaux. Les crises qui ont suivi le démembrement de l’Union soviétique sont nombreuses ; elles étaient inévitables, mais l’ordre du monde n’en sera pas ébranlé. En Extrême-Orient, la partie à quatre (Russie, États-Unis, Chine, Japon) ne saurait, non plus, mal tourner. Sur « l’arc de crise » qui va du Maroc à l’Afghanistan et dont le centre est le Golfe au pétrole, l’Amérique veille ; quant au péril musulman, c’est, en termes de puissance, un mythe. L’Afrique écartée, l’Amérique latine sans révolution, que reste-t-il pour menacer ? peut-être la démographie et les migrations qu’elle entraîne, la pauvreté et les impatiences qu’elle suscite.
La troisième partie, l’ordre renversé ?, aborde le problème de la guerre et de sa typologie. L’exposé est, comme les précédents, ponctué de ni… ni… Pas de fascismes à craindre, ni d’affrontement Est-Ouest, ni de conflits entre civilisations à la mode Huntington, ni, bien sûr, de guerre mondiale. Autre façon, plus précise, de poser le problème : devant la surpuissance américaine, quelle « guerre » peut être gagnée, quelles armes se révéleront efficaces ? Ni les armes chimiques ni les armes nucléaires rustiques ne peuvent être utilement employées, pour cause d’opprobre et d’incommodité. La guérilla retient davantage l’auteur, qui ne se défend pas d’une nostalgie lyrique pour ceux qui, de 1945 à 1985, « rêvèrent de changer le monde les armes à la main » ; il en juge le retour possible, mais rappelle les conditions sévères de son succès, dont l’ascétisme sacrificiel des combattants n’est pas la moindre. En désespoir de cause et par une acrobatie que l’on peut juger dérisoire, La Gorce propose l’intifada pour modèle d’avenir et, dans son enthousiasme, nous appelle à la lutte : « Voici ce qui nous reste à faire » !
On l’a suggéré dans ce qui précède, l’auteur est de l’école réaliste. Non sans contradiction, le nostalgique de la révolution avoue, bien tristement : « Je ne peux partager aucune espérance humaine ». Ayant consciencieusement scruté l’avenir de la guerre, forcé de conclure, après d’autres, qu’elle n’en avait aucun, il ne se console pas de ce veuvage. La violence accoucheuse de l’histoire étant pour lui postulat éternel, la seule question est « de savoir par quelle action violente l’ordre du monde pourrait être mis en cause par ceux qui le jugent inacceptable ». Le « ceux » donne à penser : qui sont les acteurs ? À cette question on ne répond qu’à demi, balançant entre le jeu traditionnel des puissances et l’apparition de trublions nouveaux. Si elle s’efface, l’hégémonie américaine pourrait laisser place à un autre Moyen Âge où la démocratie, pauvre substitut, remplacerait la chrétienté.
On connaît la parfaite clarté avec laquelle Paul-Marie de La Gorce s’exprime. Elle se double ici d’élégance. On ne lui en voudra pas de ce que l’analyse précise qu’il fait de la situation actuelle ne débouche pas sur de fermes prévisions : sans doute le passé est-il le seul matériau dont nous disposons pour imaginer l’avenir, mais le passé s’est tant accéléré que nous voici tout essoufflés. Ce livre nous permet de reprendre haleine. Il ne nous indique pas la voie mais, l’ayant lu, le stratège amateur, revigoré et nourri d’intelligence, pourra reprendre, d’un pas plus assuré, son petit chemin. ♦