Verdun
Encore un livre sur Verdun ? S’il n’est pas le seul, il est le bienvenu en ce 80e anniversaire, car Verdun, c’est le sacrifice d’une génération et, comme le rappelle le doyen Pedroncini, si le glas sonnait une minute pour chaque Français broyé à Verdun, il retentirait pendant quatre mois. Nous n’avons pas le droit d’oublier.
L’ouvrage présente l’intérêt supplémentaire de ne pas se limiter à la bataille de 1916, mais, autour de cette position clé de tous les temps, de se placer dans le contexte général du conflit, de la bataille des frontières à l’achèvement du travail avec l’aide américaine. L’affrontement de six mois est décrit en détail, l’auteur consacrant aux journées chaudes au moins une page de texte et une carte, et allant jusqu’à indiquer en annexe la météo quotidienne. On est bientôt saisi par le tournis, comme durent l’être les combattants eux-mêmes parmi d’autres inconvénients plus graves. Ces noms qui reviennent sans cesse, ces lieux-dits pris, perdus, repris à un coût effrayant, dansent dans la tête, le regard se brouille devant ces cartes surchargées et noires, brigades coude à coude, objectifs successifs, fronts fluctuants… Ce long et lourd récit, illustré par un abondant encart photographique et humanisé in fine par une série de documents poignants, est toutefois indispensable à la compréhension des grandes lignes de cette lutte infernale et à la restitution de son ambiance.
Toutefois, il n’y a pas ici qu’énumération, fastidieuse dans l’horreur quotidienne. L’occasion est fournie de se remémorer maints épisodes : la prise tragicomique de Douaumont le 25 février, suivie de la présentation grandiloquente de l’affaire par les deux parties ; la récupération du patron en galante compagnie à l’hôtel Terminus ; la légende de la tranchée des baïonnettes ; les chutes du moral, voire les mutineries, mais aussi leur caractère limité, preuve de la capacité d’encaissement du poilu. Le tacticien retiendra plusieurs points : les lacunes chroniques du renseignement ; le rôle majeur de l’artillerie avec l’invention du barrage roulant, chef-d’œuvre polytechnicien, et l’importance croissante de la contrebatterie ; les inconvénients de la « surpopulation », une des causes de la chute de Vaux, provoquant l’asphyxie de la progression allemande le 11 juillet, comme cela avait été le cas pour les Français en Champagne le 25 septembre 1915 ; la place de la « fortif » également, car le plan Schlieffen avait prudemment évité le réseau Séré de Rivières (attitude qu’on retrouvera en 1940 face à la ligne Maginot) et c’est à cause du « pompage » abusif de Verdun que l’attaque initiale tomba sur un secteur « oublié » et comme endormi.
L’historien pour sa part trouvera du grain à moudre dans l’évocation de ce « dernier succès militaire (spécifiquement) français » : l’analyse du choix de Falkenhayn, clair au départ (le hachoir), débouchant ensuite sur l’absurde, une bataille « suivant sa propre dynamique », alors même que le secteur est devenu secondaire et la décision stratégique recherchée ailleurs ; les jugements portés, d’une sévérité nuancée sur Joffre et sur le binôme Nivelle-Mangin, élogieux sur l’action de Pétain au point de relancer l’épineuse question du transfert à Douaumont ; les rapports tendus avec Pershing, légitimement soucieux d’éviter l’amalgame, mais outrecuidant dans ses propos. Enfin, tout homme de cœur, laissant de côté mythes et symboles, ne peut sans émotion évoquer le misérable sort (partagé par le « boche » d’en face) du fantassin, connaissant le fond de la détresse physique et morale malgré la rapide rotation des relèves qui ne font que l’amener dans d’« immondes baraques pleines de vermine » avant de remonter en ligne, tapi isolé dans son trou d’obus au milieu d’une mer de boue où il risque tout bonnement l’enlisement et dans un terrain bouleversé au point que la cote 304 ne mesure plus que 287 mètres. Cet homme, souvent à peine sorti de l’adolescence, non professionnel et sans « soutien psychologique », reste capable de sursauts d’un héroïsme stupéfiant avant souvent de tomber, car la doctrine « zéro mort » n’a pas encore été inventée.
Verdun ne fut pas un simple épisode ; la masse de nos prédécesseurs y a combattu et, comme le « petit vieux territorial » de la route de Dugny, « on devrait se mettre à genoux devant eux »… « J’étais seul ou presque… », non pas au Théâtre-Français, mais dans la cour d’honneur des Invalides ce soir de juillet dernier lors d’une évocation cinématographique pas très convaincante de Verdun qui semblait n’intéresser personne. Il est difficile d’imaginer que la même race fait grève aujourd’hui parce qu’on a déplacé un parking de 2 mètres ; les intéressés pensent sans doute : « Grand-père a déjà donné ». ♦