Dernière guerre balkanique – Ex-Yougoslavie : témoignages, analyses, perspectives
Après quatre années de guerre en ex-Yougoslavie qui ont laissé des cicatrices profondes, les accords de Dayton ont enclenché un processus de paix. La Fondation pour les études de défense nous propose une étude détaillée de ce grave conflit qui a embrasé une partie des Balkans. Les auteurs, très divers par leur formation et leur engagement dans ce tragique épisode de l’Europe, y livrent des réflexions intéressantes qui sont souvent empreintes d’une grande émotion.
Dans la première analyse, Hans Stark (secrétaire général du comité d’étude des relations franco-allemandes de l’Institut français des relations internationales) présente un tableau de la genèse de la guerre et du conflit lui-même, par ses acteurs directs et l’action de la communauté internationale. Pour l’auteur, l’exacerbation des « clivages ancestraux » entre les différents peuples de l’ex-Yougoslavie est loin d’expliquer à elle seule les raisons beaucoup plus complexes qui ont enfoncé ce pays dans la guerre à partir du mois de juin 1991. La querelle constitutionnelle de la fin des années 80, l’échec des réformes économiques, la sortie ratée du communisme, les antagonismes, serbo-croate en Krajina et serbo-albanais au Kosovo, la concurrence entre une nouvelle élite politique et les anciens dirigeants communistes, ainsi que le rôle néfaste joué par l’armée fédérale yougoslave, ont créé une confusion et une hostilité farouche entre les différentes parties. Cette animosité a été si forte que les responsables politiques serbes, croates et slovènes n’ont plus hésité à aller jusqu’au bout de leur logique, c’est-à-dire jusqu’à l’indépendance et le recours à la force.
Après de nombreux épisodes de tergiversations, de malentendus et d’échecs de la communauté internationale, les actions concertées du nouvel hôte de l’Élysée et du président candidat à la Maison-Blanche ont finalement abouti à « l’accord global de paix » signé le 21 novembre 1995 à Dayton (Ohio). Cet infléchissement s’est traduit par le recours à des frappes aériennes massives et prolongées, afin de contraindre les Bosno-Serbes à lever le siège de Sarajevo. Imposé en grande partie par les Américains, l’accord de Dayton est cependant loin d’avoir créé une vraie dynamique de paix. Hans Stark pense que le traité a été obtenu à l’arraché et sans l’aval des vrais dirigeants bosno-serbes, Radovan Karadzic et le général Mladic, deux responsables serbes inculpés de « crimes de guerre » par le Tribunal international de La Haye. L’auteur estime également que la réconciliation interethnique ne se réalisera pas dans l’immédiat sur le terrain, comme le montrent les tristes exemples des villes de Mostar, où s’opposent Croates et musulmans (l’élection municipale du 30 juin 1996 s’y est pourtant très bien déroulée), et de Sarajevo, que les Bosno-Serbes quittent massivement.
Dans le deuxième article, Frank Debié (enseignant et chercheur à l’École normale supérieure) concentre son étude sur l’analyse des négociations internationales, leurs conséquences dommageables sur la guerre elle-même et les répercussions pour le moins incertaines dans l’après-guerre. L’auteur critique notamment le concept des zones protégées mises en place par l’Onu. Cette définition qui relevait d’un compromis très défavorable aux Croates a officialisé la constitution de groupes serbes en Croatie pourvus d’un « statut spécial » de fait. Les remarques de Frank Debié concernent également les conséquences de l’accord de Dayton qui a été imposé par un exercice de médiation armée, organisé par les États-Unis, la France et la Grande-Bretagne. C’est la force des armes qui a contraint les Serbes à dégager Sarajevo, à évacuer les territoires et à accepter un plan de paix beaucoup moins favorable que les précédents. Cette nouvelle donne a cassé le sentiment d’impunité dont bénéficiaient les dirigeants serbes et les différents chefs de guerre qui faisaient la loi en Bosnie. Elle a redonné confiance à des populations désespérées par la fatalité des combats et l’inexplicable paralysie de la communauté internationale. Dans cette paix arrachée par la force, il est toutefois probable que les différentes parties bosniaques souhaitent maintenir à l’avenir des rapports de force dissuasifs. Il sera en effet très difficile de faire accepter le principe du désarmement à des populations qui ont trop longtemps mesuré la vanité des mots et le pouvoir des armes. La paix de Dayton risque donc d’être une paix armée.
Dans le troisième texte, Georges-Marie Chenu (ministre plénipotentiaire qui fut le premier responsable des observateurs français au sein de la mission européenne de juillet à fin décembre 1991) apporte son témoignage et sa réflexion de diplomate sur l’action de l’Union européenne. Il souligne notamment la tâche difficile et méconnue de la mission européenne de contrôle engagée depuis le début du conflit et plus particulièrement en Croatie. Le paradoxe est que ce détachement ne suscita pas une grande curiosité. Pourtant, décidée avant le traité de Maastricht, avant que les Européens n’aient les moyens d’une politique étrangère commune, et conduite dans un État n’appartenant pas à l’espace communautaire, cette opération de paix constitua une première. Les conditions de travail des observateurs furent également singulières, « à la fois audacieuses, risquées et ingénues ». Ces « civils habillés de blanc » durent s’adresser à des hommes qui venaient de se battre ou qui allaient le faire, sans autres armes que les armes psychologiques. Leur simple présence sur le terrain, témoignage tangible d’une Europe diverse et pacifiée, ainsi que leur appel à la raison et au jugement moral de l’Europe, eurent un impact considérable. L’auteur regrette que l’opinion publique n’ait pas perçu le côté « exploit » de ce formidable pari collectif et que les médias n’aient pas fait état des éléments particuliers que les observateurs rapportèrent de leurs enquêtes.
Dans la quatrième partie, le général Cot (commandant de la Forpronu de juillet 1993 à mars 1994) apporte l’appréciation d’un militaire sur les belligérants, l’action de la communauté internationale, de l’Onu et de l’Otan. L’ancien commandant de la 1re armée reste fortement convaincu « que l’on pouvait arrêter les Serbes en octobre 1991 avec trois bateaux, trois douzaines d’avions et trois milliers d’hommes engagés à Dubrovnik et Vukovar pour marquer sans équivoque la détermination européenne ». Les critiques portent en particulier sur l’administration onusienne dont la composante civile est dirigée par « des fonctionnaires élevés dans le sérail et dont la carrière dépend d’abord de leur souplesse d’échine. Sur le terrain, la règle sacrée est de ne jamais désigner les coupables du moment pour ne pas compromettre la neutralité de l’Organisation. La communication de l’Onu est donc incolore, sans effets et sans risques sinon celui de n’intéresser personne ». Le général Cot déplore également que la communauté internationale ait malencontreusement inversé l’ordre d’entrée des acteurs : il fallait engager l’Otan tout de suite pour arrêter la guerre, et l’Onu ensuite pour faire la paix et en assurer le maintien.
Les autres textes sont aussi empreints de nombreux reproches. Angelo Gnaedinger (responsable des opérations pour l’Europe au Comité international de la Croix-Rouge) et Christophe Girod (également membre du CICR) portent leur regard de responsable sur un conflit dans lequel l’action humanitaire a souvent servi d’alibi à l’inaction politique et militaire. Patrice Canivez (maître de conférences à l’université Charles de Gaulle-Lille III) concentre sa réflexion sur l’engagement de la France et, sans complaisance, brosse un tableau de la politique balkanique de Paris qu’il juge ambiguë. Sur ce chapitre, les analystes ne manqueront pas de rétorquer que la France a été de loin le pays qui s’est engagé le plus dans le domaine diplomatique et qui a fourni le contingent militaire le plus important. L’analyse de l’accord de Dayton est également très critique. Selon cet universitaire renommé, l’accord de paix entérine la partition de la Bosnie-Herzégovine (entre une République serbe et la Fédération croato-musulmane). Sur le fond, le problème bosniaque n’a pas été résolu, parce qu’il tient à l’affrontement de deux principes inconciliables : d’un côté, l’intégrité de la Bosnie-Herzégovine, État internationalement reconnu ; de l’autre, son partage entre les deux puissances régionales, la Serbie et la Croatie. Les déplacements de populations qui ont eu lieu en février-mars 1996 (l’exode des Serbes de Sarajevo) auront pour conséquence (prévue et voulue par les dirigeants serbes) d’accentuer la partition. Cette situation encourage le séparatisme croate, fragilise la Fédération croato-musulmane et par conséquent l’ensemble de l’édifice. Pour Patrice Canivez, le compromis de Dayton réalise donc un équilibre plus ou moins précaire entre des principes contradictoires, mais il ne résout pas la contradiction.
L’article de Renaud de La Brosse (maître de conférences à l’université de Reims-Champagne-Ardennes) met enfin en lumière le rôle des médias et en particulier l’œuvre de désinformation et de manipulation des esprits dans le conflit yougoslave. Dans de telles situations, la capacité de réaction de la communauté internationale paraît devoir revêtir deux types d’actions complémentaires : d’une part tenter de réduire au silence les voix appelant à la haine et faisant l’apologie de la violence ou incitant à la discrimination ethnique ; d’autre part diffuser, par le biais d’un « média de la communauté internationale » des informations capables de soustraire les populations à la propagande guerrière des nationalistes. Pour éviter que les populations ne soient manipulées et sous-informées, Renaud de La Brosse propose la mise en place de « médias d’ingérence » qui auraient pour tâche de pallier les insuffisances d’une « information étouffée » et donc de contrecarrer tout traitement falsifié de l’information.
Certains esprits reprocheront les critiques parfois acerbes et les notes pessimistes sur « l’après-Dayton » émises par la plupart des auteurs de cet intéressant ouvrage collectif. Les lecteurs seront toutefois particulièrement sensibles à la franchise des propos (en particulier ceux du général Cot qui s’appuie sur son expérience sur le terrain et qui écrit vraiment avec son cœur de soldat), au sérieux des analyses et à la clarté de la présentation des sujets. ♦