Tamerlan
Les dons naturels remarquables, les premiers exploits, la rapide ascension de ce fascinant personnage font penser à l’Empereur : « adolescent impétueux », il dirige les jeux de ses camarades d’école, comme Buonaparte à Brienne ; il a sa campagne d’Italie et son pont d’Arcole ; le jeune régent de Transoxiane évoque le Premier consul ; mais il est sans doute plus beau, plus agile, plus fort physiquement que notre Corse. Joueur d’échecs, il possède « des qualités intellectuelles indiscutables servies par une parfaite absence de scrupules ». Au pouvoir à 24 ans, estropié à 27 (d’où le nom persan qui lui restera : Timur-i-leng, le boiteux), maître de sa chère Samarkand, il a une « baraka » insensée, il émane de lui « un rayonnement et une force de persuasion quasi hypnotiques ». Certes, face à une fantastique diversité ethnique, sa légitimité est mise en doute, « à peine a-t-il remporté une victoire qu’il est obligé de courir en un autre point de son empire où son autorité est contestée », les soumissions sont plus tactiques que sincères… il surnage. Volonté délibérée de l’auteur ou non, Tamerlan apparaît jusqu’à la quarantaine, vers 1380, comme un aventurier brutal et ambitieux, mais aussi comme un combattant héroïque et un diplomate cultivé, bref quelqu’un d’admirable à défaut d’être tout à fait sympathique.
Son histoire bascule ensuite dans une série de conquêtes accompagnées de cruautés inqualifiables qui ternissent d’autant plus l’image que les buts de guerre sont mal définis (à part la propagation d’un islam qui sert surtout de caution) et masquent un insatiable appétit d’expéditions lointaines et de pillages, ainsi que l’espoir d’égaler, voire de dépasser Gengis Khan. Encore la campagne contre la Horde d’or paraît-elle rationnelle dans les objectifs et dans l’analyse de l’adversaire. Tamerlan y connaîtra la « marche hallucinante dans la solitude des steppes interminables » avant sa Moskova sur l’Oural : 3 jours de bataille, 100 000 morts, un butin incalculable, 26 jours « de ripailles et de beuveries ». Admettons que cela valait la peine. Passe encore face aux Ottomans de l’affreux Bayezid, la bataille d’Angora ayant pour résultat inattendu de faire gagner « un demi-siècle de répit » au monde chrétien (on comprend mal pourquoi, en cette occasion, l’auteur a alourdi son ouvrage de cinquante pages hors sujet, dont le seul intérêt est de décrire l’anarchie byzantine, les origines de l’éternel imbroglio bosniaque et la légèreté des chevaliers français aussi dénués de cervelle à Nicopolis qu’à Azincourt). Cependant, l’attaque contre l’Inde est farfelue, les massacres de Delhi sont des « boucheries gigantesques », l’incendie des Omeyyades est digne de Néron et le traitement réservé à Bagdad comme à Smyrne donne la nausée. Fantasque, fidèle en amitié jusqu’à la naïveté, versant dans la bonhomie devant les pyramides de têtes, devisant avec les lettrés entre deux accès de « cruauté mégalomane » (que les mémoires apologétiques de ce singulier écrivain et une fin édifiante ne sauraient effacer), Tamerlan mériterait plus de considération si, comme le hussard de Lasalle, il était mort jeune et s’était abstenu de faire tant de dégâts… mais il est vrai qu’alors, ce ne serait plus Tamerlan !
Selon l’expression consacrée, le livre se lit comme un roman, surtout au début. On vit comme si on y était la bataille avec l’émir de Khiva ou l’assaut de Karshi. L’auteur cite longuement ses sources, notamment le Zafer name du XVIIIe siècle et les écrits de Grousset ou Lamb. Au fur et à mesure que Tamerlan s’agite, l’énoncé des mouvements en tous sens tend toutefois à devenir lassant, malgré la présence de quelques cartes permettant de les suivre en partie.
Cette biographie présente en outre un vif intérêt dans le domaine de la technique militaire. L’armée « timuride », « priorité des priorités » pour le souverain, n’est pas une bande inorganisée se contentant de brandir le pavillon rouge ou noir qui faisait ouvrir les portes des citadelles par leurs garnisons épouvantées. Le dispositif des corps, confiés souvent aux fils et petits-fils, est soigneusement étudié, l’armement adapté, la coopération interarmes en honneur. En particulier, le génie joue un rôle primordial souligné par l’ingénieur qu’est Fabrice Léomy. Quant à la préparation des campagnes, elle est minutieuse, puisqu’on envoie à l’avance des paysans pour semer le blé et des chamelles pleines pour fournir le lait.
Si après cela, vous ne sentez pas le souffle de l’épopée, si vous ne rêvez pas que « courbé sur le pommeau de la selle, vous chargez en hurlant » cimeterre au poing, avant de vous faire servir « l’hydromel et le vin de palme par des captives dénudées choisies pour leurs lignes harmonieuses », c’est que vous avez perdu toute faculté d’imagination. ♦